dimanche 23 octobre 2016

7. De l'Océan...


DE L'OCEAN AU VELAY…



N’est-ce pas au moins un paradoxe, qu’un architecte naval s’installe en Velay, au milieu des terres ? Voire un gag...
On peut certainement le voir ainsi.
D'autant que la retraite, à 65 ans, ne viendrait qu'en 2012 ! Quand j’ai choisi de venir vivre à Allègre en 2003, je m’en suis rendu compte. J’en ai souri. D’autant qu’exactement cet été là on vida le lac voisin, à Malaguet.
Comme par peur que j’y mette des bateaux à l’eau...
Les technologies de ce nouveau siècle permettent d’exercer n’importe quelle profession presque n’importe où.
Mais quand même, pour l'image du marin...

Pour les gens du Massif Central, l’architecte naval est un animal étrange. Ils ont eu l’occasion de pratiquer l’architecte du bâtiment, mais celui du bateau ?
Que peut bien faire l’architecte naval ? Quand j'expliquais, il n’était pas rare qu'on traduise par...
"Ah ! Oui, vous faites des maquettes…"
Aaah... non...



Mis à part les grands bureaux qui conçoivent des bateaux pour les marines militaires nationales ou pour le transport international, un architecte naval est un bureau de deux ou trois  personnes, ou même une personne seule, qui conçoit, calcule et dessine non pas des maisons, mais des bateaux.
Carène, voilure, motorisation, aménagements, détails intérieurs et sur le pont, ferrures, appendices, calcul des poids et centrage, sécurité, tout doit être prévu et dans les plans.
http://www.caroff-duflos-architecture-naval.com/.

Quand j’ai débuté, à Paris en 1973, il n’y avait pas d’école pour apprendre le métier. En France nous étions une petite trentaine, autodidactes. Certains avaient travaillé pour un architecte naval plus âgé qu’ils secondaient. Quelques-uns venaient de l’enseignement. D'autres avaient appris sur le tas, en naviguant, par passion. C’était mon cas. 
Aujourd'hui il existe des formations en France et à l’étranger.

Quittant la maison familiale de Brest, aimant et sachant à peu près dessiner, je pensais tout d’abord entrer dans l’enseignement des arts plastiques.
Aimant à la fois le dessin et la voile, j’ai pris un chemin de traverse, une sorte de coursière alliant ces deux passions.
Je suis né au bord de l’Océan, à Brest, à la pointe de la Bretagne. Penn-ar-Bed.
Là où finit la terre. Là où commence l’Océan. Le grand inconnu pour les marins des vieux siècles. La peau du Diable.

En Velay, dans chaque famille il y a, ou il y a eu des Paysans. En Penn-ar-Bed dans chaque famille il y a, ou il y a eu des Marins. Deux manières d’être qui forgent de fortes personnalités. Comme la montagne.
Paysans et Pêcheurs nourrissent le monde. Les uns creusent leurs sillons dans la terre. Les autres les creusent dans la mer.
Les deux appellent respect et fierté.
Mes grands-parents m’ont inscrit dans une école de voile pour occuper mes abattis pendant les vacances d’été, fort longues à l’époque. En un mois ou deux me voici chef de bord.
A treize ou quatorze ans je faisais manœuvrer des élèves adultes et ça les amusait !
Une question revenait : pourquoi un voilier avance plutôt qu’aller n’importe où poussé par le vent ? Aïe !
Je me suis documenté. De plus en plus. Pour comprendre et expliquer. Chaque question en entraîne une autre, plus fine. D’abord comprendre. Puis se laisser piquer par le désir d’améliorer la manoeuvrabilité, la vitesse, la sécurité, le confort de vie à bord.

Bac en poche je suis monté à Paris, à l’école Claude Bernard où on entrait par un concours de réputation nationale pour devenir prof avec une formation en arts plastiques, histoire de l’art, architecture, urbanisme, anatomie et même optique.
Lors d’un concours de plans, dans une revue nautique, je propose un avant-projet de bateau. Sélectionné. Publié.
Un bureau d’études me repère et me prend avec d’autres jeunes et un architecte chevronné pour nous superviser. Mauvais souvenir. Très mauvais !
Service militaire et quelques années d’enseignement d’arts plastiques.



En 1973 je me lance avec un copain. Nous partageons la conception. Je dessine. Il démarche les chantiers et les clients privés. Attendant la clientèle, nous créons deux ou trois modèles selon nos idées et les présentons dans la Presse spécialisée.
Pouf, ça marche.
Nous nous constituons un catalogue de modèles et le début d’une clientèle de passionnés. Trente-cinq heures ? Connaît pas !

A cette époque d’émancipation, de nombreux jeunes partent élever des brebis (gardarem lou Larzac !) ou découvrir l’Inde sac au dos. D'autres achètent une coque de bateau, complète quant au gros œuvre, mais vide d’aménagements et sans équipements.
Ils équipent, peignent et aménagent, et partent découvrir les peuples du monde, inspirés par des aventuriers navigateurs.
Ce sont les Trente Glorieuses. Des petits chantiers naissent et construisent des coques nues à aménager. Nous dessinons pour l’acier et l’alu car notre clientèle vise les côtes dangereuses de la planète.
Ils envoient la toile vers l’Arctique et son mythique Passage du Nord-Ouest. Vers l’Afrique où  ne sévit pas encore la piraterie. Vers Le Cap Horn tant redouté, ou la Patagonie et ses mille chenaux entre les îles.

Ils veulent voir et mettre le pied sur ces destinations dont parlent les livres d’aventure, de pirates, de découvertes. Ils ont soif de connaître. 
Aussi faim de quitter le confort bourgeois occidental, policé et policier, capitalistique. Ils rêvent d’absolu, de liberté, de pureté. Ceux-là ne s’en remettront que rarement. Plusieurs sombreront dans des paradis artificiels et abandonneront leurs bateaux dans d’improbables mouillages ou de gluantes vasières.

Certains ne sont pas partis du tout. Une fois leur bateau achevé ils ont été pris du vertige du saut dans l’inconnu. Les deux ou trois années dont leurs loisirs étaient consacrés aux finitions de leur bateau avaient créé un rythme de vie qu’ils ne savaient plus rompre. Ils se sont mariés et ont fondé une famille avec enfants, charges, crédits…

Heureusement une majorité suffisamment raisonnable a fait ses comptes, préservé ses arrières, et est parti en famille, en couple ou en solo, calmement. Ils ont fait le tour du monde, par les cinq océans, se sont installés ou sont revenus, parfois pour repartir paisiblement accoster aux terres qui leur avait encore échappées.
Ce mouvement m’a porté jusqu’aux années 2000.

Par goût j’ai dessiné des voiliers pour ces fous de mer qui partaient autour du monde. La Haute Mer. Le Grand Large…
La réglementation imposait pour cela des voiliers longs de dix mètres ou plus.
Bien des gens n’avaient pas les moyens de se payer un bateau de cette taille. Alors j’ai dessiné un modèle de 9,80m en 1974 rien que pour protester…
Il s’en est construit pas loin de 1000 qui ont sillonné tous les océans !
J’avais choisi de nommer ce modèle "Chatam".
Pour plusieurs raisons.
Parce qu’il existe un grand nombre d’îles nommées Chatham, vers lesquelles pourraient filer ces bateaux. Et parce qu’à Trouville se trouve un hôtel-restaurant nommé Chatham, cher à mon Pygmalion.
On avait enlevé le H pour faciliter la lecture et la prononciation en Français.

Malgré mon côté frondeur, j’ai été appelé dans la Commission Nationale de Sécurité des navires de plaisance qui autorisait la mise sur le marché des voiliers. Puis, avec cette commission, je me suis trouvé aux premières loges lors du passage aux premières directives européennes préludant aux règles actuelles.
L’administrateur général de cette époque s’était fait construire un bateau en aluminium sur mes plans.



J’ai dessiné des voiliers à une, deux ou trois coques, de quatre à trente mètres, et aussi des bateaux à moteur pour un grand réseau de location basé à Digoin… Ce qui nous rapproche de l’Auvergne ! Six mille unités ont été construites sur mes plans dans trente-cinq pays de 1973 à 2012. C’est moins que bien des confrères.
Mais ce n’est quand même pas si mal…

J’aimais par-dessus tout dessiner des voiliers. Pour moi, un bateau digne de ce nom, a des voiles. Quand j’ai commencé à naviguer, sur les bateaux des autres, on avait encore le droit de manœuvrer à la voile dans les ports. Pas des marinas, de vrais ports avec les bateaux amarrés à des coffres, des bouées, ou au mouillage sur ancre.
On attrapait les coffres sous voiles seules. On faisait des prises de quai de même. On parait au choc à la main. On affalait au bon moment et on finissait d’arriver au quai ou sur la bouée sur l’erre, sur l’élan, en finesse. Si on sentait que ça allait rater, on recommençait. Très vite on ne manquait plus souvent.
On se causait d’un bateau à l’autre, comme ici d’un tracteur à l’autre.

Sous voiles, le passage de la coque dans l’eau est parlant.
Elle chuchote quand l’eau est plate et le vent régulier. Elle tonne quand le bateau a escaladé une vague et retombe dans le creux qui suit. On sent marcher son bateau. A l’oreille et avec le cul… je veux dire le fessier. Assis sur le pont ou dans le cockpit, on sent si le bateau est libre et file, ou s’il est bridé par des voiles mal réglées. On reprend ou on laisse filer un peu d’écoute, du cordage.
Sans même la voir, on soulage l’étrave ou on plante des pieux si on a mal établi la toile, trop bordé, trop bridé, trop serré.
Les voiles ne devaient pas être tendues comme des tôles. Elles aimaient légèrement vibrer, faseiller.

Elles aimaient.
On travaillait alors, non en mollesse mais en souplesse, pour ménager la toile et le gréement. Maintenant on souque là-dessus. En force. La puissance a remplacé la finesse.
Jadis on aimait encore son bateau et la mer. On avait une sorte de respect timide et prudent vis-à-vis de son bateau et le même pour la mer. Maintenant, lorsqu'on casse, on s’en fout, c’est l’assurance qui paie. Alors, forcément, tout est devenu coûteux. Dispendieux comme on dit joliment au Québec.

Comme tout objet industriel, le bateau a évolué au fil des ans. Pour les bateaux de travail, la fin du XIXe siècle a vu disparaître la voile remplacée par le moteur.
Jadis dans les petits ports on n’avait guère le souvenir que des voiliers destinés à la pêche ou les voiliers de charge. Lorsque la voile de travail a été remplacée par le moteur, les bateaux de charge ont évolué de leur côté, et une partie des bateaux de pêche a été rachetée pour la plaisance. Lourds et réclamant un nombreux équipage entraîné, la conception de ces voiliers a rapidement évolué vers plus de facilité de manœuvre et de vitesse, histoire de moins peiner et de s’amuser davantage.

Cette évolution vers une humanisation de la manœuvre et de la vie à bord a décidé une frange aisée de la société à posséder un voilier.
Les congés payés ont démocratisé ce mouvement. Dans les années cinquante passer un peu de ses vacances à faire de la voile a donné à la classe moyenne un moyen de se hausser du col. Les bateaux plus petits, non habitables ont tiré ce loisir vers les familles moins fortunées.
Les voiliers de course du début du XXe siècle tendaient vers des coques étroites, fines, lourdes, très chargées de toile. On les désignait comme conception anglaise.
Les années soixante-dix ont amené une révolution. Des architectes américains ont dessiné et fait construire des voiliers plus légers, plus larges. Plus faciles mais plus intuitifs. L’exigence avait changé de registre.

Un bateau un peu lourd marche tout seul. Il faut sans cesse travailler les réglages et le passage dans l’eau d’un bateau léger, sinon son erre se casse et il décélère vite. A juste titre cette conception a gagné.

La conception automobile a évolué, elle aussi.
Mais rien n’empêche des amateurs passionnés d’acheter des voitures anciennes, pour les charmes que leur âge leur conserve.
Les passionnés d'aujourd'hui trouvent des modèles d’hier, conçus à l’anglaise, qui les ravissent. Mais la production était artisanale. Il ne reste que peu d’unités de ce type. Elles alimentent un petit marché d’occasions pour ces vrais amateurs qui aiment restaurer, poncer et vernir de beaux ouvrages en bois. Pas rapides sur l’eau, mais si élégants, élancés. Un mouvement s’est dessiné à la fin du XXe siècle en faveur de la protection des voiliers de qualité jugés comme patrimoniaux. Naviguer aujourd'hui sur ces voiliers anciens est devenu un signe d’élitisme. Pour ces passionnés la finesse du comportement l’emporte sur la vitesse.

Un temps remplaçant l’autre, il est intéressant que soient préservées les créations des siècles passés, à titre d’exemples, de comparaison. Pour mettre la création en perspective. Des valeurs passées peuvent un jour retrouver une place. La suite des siècles n’est pas aussi linéaire qu’on a pu le croire. Des idées du passé peuvent revenir au premier plan dans l’avenir pour des raisons esthétiques, économiques, éthiques. Les matériaux de construction peuvent dicter leur loi. Bois et métaux sont biodégradables. Les métaux sont recyclables. Qui se soucia de l’impact sur l’environnement des matières plastiques quand on les appliqua à la construction navale ? De nos jours on démonte et broie les vieux bateaux en plastique qu’on recycle pour des emplois grossiers.



La voile, c’est la liberté mais pas le n’importe quoi ! C’est même exactement l’inverse du n’importe quoi. On est libre de sa route dans les limites fixées par le vent et la mer contre lesquels le bonhomme ne peut rien ! La voile est une grande école de responsabilité, de respect des autres et de la nature.
En haute mer un voilier aurait le droit de couper la route d’un bateau de travail à moteur. Le respect est de passer derrière lui parce qu’il travaille pour gagner son pain.
De même quand on croise un tracteur sur une route étroite. On le laisse passer et travailler.
Même si on a la priorité.
Un petit signe de la main, de part et d’autre. Sympa.
Il y a la loi et l’esprit de la loi.

On me demande parfois de raconter des anecdotes, des événements qui ont marqué mon parcours... Il y en a. Beaucoup.

Cela me semble vantard de raconter les moments "glorieux" et c’est trop triste de raconter les plus rudes. La voile n’est pas un monde triste. On rit et on plaisante. Surtout le soir tous serrés dans le carré ou au bistrot du port, enfumés dans les odeurs de frites. C’était un milieu macho et rigolard. Naviguer reste une manière de vivre exigeante qui sanctionne durement les fautes.
Un peu comme le tracteur qui se retourne sur le Fermier.
Une casse, ça peut faire très mal. Au bateau, et à l’équipage. Le sel de la mer, le froid, ça n’arrange ni les mains, ni les yeux. Ils donnent aux plus vieux des tronches mémorables. Ceux-là mêmes qui évoquent les durs moments, puis avalent encore un verre et rigolent. Ou pleurent. Les plus chevronnés s’amusent à raconter que seuls ceux qui ont franchi le cap Horn ont le droit de cracher et pisser au vent. Ceux qui naviguent, ou ceux qui essaient, comprennent…

En 1979 des clients, devenus des amis, revenaient d’avoir réalisé une grande première sur la côte Ouest du Groenland. Ils avaient découvert un îlot non cartographié et lui avaient donné le nom de leur bateau : Vagabond.
Nous les attendions au Havre dans le crachin et la nuit.
On est tombé dans les bras les uns des autres. Jacques pleurait de douleur, ses doigts à-demi gelés d’avoir tenu la caméra pour filmer dans le vent froid sous les embruns. On s’était fait du souci pour eux. Ils étaient de retour, et nous, soulagés. La décompression. Nous avons tous pleuré de joie et d'émotion.



Ils sont repartis plus tard sur Vagabond 2 et ce bateau réalise des expéditions polaires tous les ans. Depuis 1980, ça en fait des coups de fil angoissés ou joyeux…
Une nuit le bateau a été couché par la tempête. Il s’est redressé aussitôt. Eric n’était plus à bord…
C'est de cela que parle Valéry "Il y a trois sortes d’hommes. Les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer".

Un jour ou l’autre on apprend au téléphone qu’un copain est passé par-dessus bord. Georges, Patrick, Alain, Eric.
Les autres. Tabarly…
On vit avec ça…
Comme on lui reprochait de ne pas imposer à ses équipiers de porter un harnais, Tabarly aurait répondu "Un marin qui tombe à l’eau n’avait pas sa place à bord"...
Un bon mot, mais un fatal coup de pied en traître de sa destinée.
On aimerait qu’il n’ait jamais dit cela.

Heureusement il y a aussi plein de moments joyeux !
Des équipages ont réalisé des premières sur des bateaux que j’avais dessinés, ou fini des régates sur le podium, ou écrit des livres pour raconter leurs histoires.



Attribution d’un Neptune d’Argent.
Premier Tour de l’Arctique par un équipage français (Vagabond Deux).
Premier Tour de l’Arctique en sens inverse par un équipage irlandais (Northabout) et quelques années plus tard, nouveau tour de l'Arctique par Northabout avec un autre équipage. Expéditions polaires chaque année depuis 1978. Expériences scientifiques dans les eaux arctiques, la banquise, et cartographie de la côte Est du Groenland.
On a gagné quelques courses. J’ai été lauréat du concours de la revue américaine Cruising World pour Seabird, un modèle conçu pour un constructeur hollandais. On me dit inventeur des voiliers à double gouvernail, sur Spanielek, ce qui a révolutionné les formes des voiliers modernes.



J’ai été essayeur de bateaux pour la presse nautique, écrit des articles techniques pendant trente ans et un bouquin de quatre-cents pages sur la construction métallique. Les Vagabond et Vagabond Deux ont été exposés en vedette lors de trois Salons Nautiques de Paris. Vagabond Deux a été exposé sur les quais de la Seine en face de la Tour Eiffel (photo).
Plus je travaillais dans le milieu nautique et moins j’avais plaisir à naviguer, ce qui, à partir de Paris, n'est de toute façon pas idéal...
Vous êtes sur un quai ou à bord d’un bateau et "Ah, justement le voisin de palier de mon beau-frère voulait vous demander..."






Entre temps une petite cachotterie généalogique m’avait rendu la Bretagne plus lointaine et le Velay plus proche.
Un "ami de longue date" m’avait fait connaître Allègre.
Nous venions en Velay pour de courts séjours dès 1985.
Les vagues volcaniques remplaçaient les vagues océanes.
En 2003 je suis venu poser mon sac de marin dans son pays natal…
Quand la mer me manque je regarde Bar, la Potence, mes amis, les brebis noires du Velay, et je sais pourquoi j’aime cette région méconnue alors que sont exceptionnels ses volcans et ses habitants, Paysans fermiers trop modestes, forgés par les saisons qui n’en font qu’à leur tête...

Les premiers temps après mon installation à Allègre, les gens du pays me demandaient pourquoi, à la suite de quel égarement, j’avais quitté Paris pour venir ici.

J’expliquais que mon grand-père paternel, arrivé en Velay encore garçon, vers 1900, y avait été percepteur. Picard, il avait épousé une Picarde le sept avril 1902. Ils étaient revenus en Velay, avaient fait un premier garçon, à Saint-Pal de Chalencon. Maurice. Il n’avait vécu que vingt mois. Déplacés à Allègre, ils avaient eu un second garçon. Le sept novembre 1906. Ils lui avaient redonné le même prénom. Maurice.
Ils habitaient au-dessus de la Perception, dans la maison de la Prade qui déborde sur la rue du Mont-Bar, juste en-dessous de l’ancienne Etoile Blanche.



Tous étaient repartis en Picardie. Maurice avait fait ses études à Rouen, puis à Paris. La famille suivait. Cherbourg. L’exode -on devrait dire les exodes- les avait conduits à Alençon. Paris, enfin.

Les Allegras, dont j’étais le nouveau voisin, de conclure, soulagés :
Ah bon ! Alors vous avez une raison…
Oh que oui !

L’hiver, à Allègre, on est bien.
Entre soi.
Mon grand-père n’aimait guère pelleter la neige. Selon moi, cela crée de bons liens entre voisins. Des liens qui durent.



Comme dans les villages de pêcheurs.
Mais il y a de moins en moins de pêcheurs... et de neige.
Là-bas, quand j’étais enfant, les vieux me disaient « ma mab », mon p’tiot. Nous étions heureux. Simplement.
L’odeur des goémons séchés au soleil, entre deux marées ou pour amender les champs, me chatouille encore les naseaux. Avec le parfum salé de la mer et du vent, elle demeure pour préserver un lien avec ce passé.

Ici je n’aime guère avancer la main sous les herbes ou les feuilles mortes, pour couper ras un buisson, un genêt, un bâton de viorne. La même appréhension me venait à la pêche à pied. A marée basse on allait aussi loin que possible. Dans les flaques et au bord de l’eau descendue à son plus bas, son plus loin, on soulevait les pierres en quête d’un crabe cerise ou d’un dormeur, une étrille ou un tourteau.
J’étais nus pieds du matin au soir.
Un jour je marchai sur une raie-torpille cachée sous le sable dans vingt centimètres d’eau. Je ne sais quelle juron m’a arraché la décharge électrique, mais j’ai battu mes records de course à pied pour revenir sur le sec.
La même crainte retient ma main au bord d’un trou dans la berge d’un ruisseau.
Ce n’est que mon imagination qui crée des dangers, des serpents, des dents aiguisées. Navigant de nuit, j’avais les mêmes peurs. Les lumières du bord ou celles d’une torche électrique dirigée vers l’eau profonde, creusent des gouffres aux bords incertains peuplés de monstres capables d’engloutir le bateau.
Quand on connaît bien un milieu, une maison, une cave, un souterrain, l’océan, on n’en a pas peur. On n’y a pas peur. Dit-on. Il faut croire que chez de certaines personnes l’imaginaire est plus puissant que les matérielles certitudes. Il enveloppe, étreint, se développe quand on voudrait le faire taire. On se fait une raison, il revient par des biais insoupçonnés.

Parvenu en fin d’exercice de mon métier, à Allègre, j’ai tôt ressenti l’envie de tourner la page. Les bateaux ne font plus partie de l’essentiel de ma vie. Pour certains, naviguer à la voile prend l’apparence d’un besoin. Ce peut être d'un métier, d'une passion, d'un loisir, d'un moyen de découvrir le monde. Une philosophie de la vie. Un plaisir qui dure tant que le corps ou les nécessités du vivre le veulent bien.
Le sens profond de l’existence me semble être ailleurs.
Dans la relation entre humains et avec la nature.
Facile à toucher du doigt quand on vit en Massif Central.

Sauf à étudier les civilisations aux antipodes des nôtres, il n’est nul besoin d’aller chercher l’Humain à l’autre bout du monde.On rencontre des personnes intéressantes à deux pas de chez soi.
Un Nenet, un Cheyenne, un Bushman ont beaucoup à nous apprendre. Un agriculteur, un scieur-abatteur, un sourcier, un berger, aussi. Il n’est qu’à entrer dans les villages. Dire ou répondre bonjour, serrer une main. Ecouter.
La solidarité, notamment en hiver est d’une autre valeur qu’un loisir.
Surtout entre personnes éloignées des premiers rangs de la chance.


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