dimanche 23 octobre 2016

6. Auteuil.


AUTEUIL.


Viens.

Après le voyage à Brest, je suis revenu de Brest par le premier train du matin. En gare Montparnasse, j’ai appelé mon Pygmalion. Par bribes je lui ai donné l’essentiel de l’interrogatoire parental de la veille.
Sa réponse a été brève, comme le plus souvent.

Viens.
J’ai pris le métro. Arrivé à notre immeuble, j’ai sonné à sa porte. Il m’a fait entrer dans son studio. Nous avions suffisamment évoqué la situation avant mon départ.
Il savait tout déjà et avait imaginé le reste.

Son point de vue est simple.
Nous ne changeons rien. Je travaille et passe mes deux derniers certificats. Je prends de leurs nouvelles de temps en temps. Moins souvent que j’ai tendance à le faire. Ainsi, sans animosité, laisser l’apaisement venir avec le temps. Cesser de vouloir à tout prix me justifier car cela ne saurait les convaincre. Bien au contraire mon insistance les maintient dans leur conviction et ne peut conduire qu’au blocage.


La confiance que j’ai en lui me pousse à le suivre, même sans comprendre tout de ce que l’expérience lui a enseigné et songeant que peut-être moi aussi aurai-je acquis le même savoir quand j’aurai son âge.
Le même savoir et la même distance.
Sans un mot, nous avons signé un bail à durée illimitée, sous le sceau de sa sagesse.
La vie quotidienne trouva son pas et son cours, qui dura un peu plus de sept ans à Jasmin, puis un peu plus de cinq ans à Auteuil.

Pendant treize ans, ma jeunesse a parfois soufflé parfois des vents changeants et levé une mer désordonnée. Il est demeuré un barreur imperturbable. Sa sœur ajoutait une généreuse touche de tendresse.
Je leur facilitais néanmoins la tâche, gourmand d’apprendre et me montrais plutôt bon élève. En maints domaines je rétrocédais à mes maîtres de bons retours sur investissements.

A mes côtés dans les plus difficiles moments, sa sœur et lui éclairèrent mon chemin, lui donnèrent un sens que ma famille bretonne ne me donnait plus que par éclipses.
Réciproquement je leur fus utile dans leurs moments pénibles. Dévoué, disaient-ils.
Il me semblait que je ne faisais pour eux que ce qu’un fils doit à des parents. Je faisais pour eux ce que je regrettais n’être pas, et n’avais jamais été, en situation de faire pour mes parents alors que je l’avais fait pour mes grands-parents et Parrain. Mais dans la mesure de mon âge d'alors. Ces regrets m’entretenaient dans la frustration. Ils expliquaient que j’essaie si souvent de le leur faire comprendre par mes lettres trop fréquentes.
J’aurais aimé qu’ils comprennent mon désir de bonne entente et que l’atmosphère se détende. Je cherchais trop ardemment qu’on s’aime. La seule réponse que j’obtenais était qu’il n’y avait pas de problème et qu’on s’aimait bien.
Ce que je ressentais était bien différent.

Pygmalion et sa soeur en savaient bien plus que moi sur la césure familiale. Ils lisaient la situation avec des informations que je n'avais pas. Le temps apporterait son aide. Manquant des mêmes éléments je ne pouvais en faire de même.
Ecris-leur moins souvent, ça ira mieux tout seul.
Sois plus indépendant, plus détendu.
Pas facile. Notamment en période d’examens… Mon manque vertigineux d’affection me rendait dépendant, fragile, susceptible.
Confiant naïvement en ce que ce confort serait éternel, je m’appuyai sur leur maturité, et renvoyai à plus tard de m’occuper de la mienne !
Treize ans durant mon Pygmalion et son précieux entourage me conduisirent vers le destin qu’il avait entrevu pour moi avec clairvoyance dès le premier jour et que je n’eus jamais osé espérer.

Au printemps 1968 facultés et lycées se mirent en grève. Il sembla aux camarades de notre promotion que bien des dispositions du règlement intérieur ne correspondaient plus à notre notion, cependant bien sage, de la discipline. Nous n’étions plus des enfants ni des adolescents. Les plus âgés avaient plus de vingt-cinq ans. Certains étaient déjà mariés ou fiancés. Néanmoins il pouvait être mis des zéros de conduite en cas d’arrivée en retard à l’école. La blouse grise était obligatoire. En arts plastiques la moindre des précautions vestimentaires est de revêtir une longue blouse. Mais se voir imposer « une blouse grise » nous choquait. Nous prenions ce point de règlement pour un manque de respect, ignorant que nous étions capables par nous-mêmes de savoir comment nous devions nous habiller pour peindre ou modeler.
Ce furent des raisons raisonnées, somme toute raisonnables, pour lesquelles nous nous mîmes en grève et portèrent un modeste cahier de doléances au directeur du lycée Claude Bernard qui hébergeait nos classes. Sans suite…
Comme plusieurs, je n’avais guère de conscience politique, seulement la conscience du bien-fondé modéré. Les piliers de grève à l’entrée de Claude Bé me choquaient. Je fus bien étonné de la montée en puissance de certains syndicats et partis politiques. Ils prenaient le train en marche et prétendaient le diriger à leur guise, ou plutôt vers leur propre intérêt.
Nos notes de conduite et nos blouses grises n’en demandaient pas tant.
La fin de l’année scolaire sonna la fin de la recherche du sable et du lancer de pavés au Quartier Latin. Les provinciaux rentrèrent dans leurs familles. Nous nous éparpillâmes.
Après les pavés, les plages.

Je décidai de passer quelques jours en Bretagne.
Quelle ne fut pas ma surprise d’être accueilli dans la maison familiale de Brest comme Lénine, Mao, La Fayette et La Liberté guidant le Peuple, tous réunis en un seul héros.
On me demanda si j’avais chanté l’Internationale.
Euh, non…
Je n’avais chanté ni Internationale, ni Marseillaise, ni Temps des cerises. Je n’avais pas brandi le petit livre rouge ni condamné nos enseignants aux travaux des champs. Nous n’avions torturé personne, ni entassé des crânes dans des rizières. Nous n’avions condamné personne au goulag, ni pris le train pour Weimar ou pour la Kolima. Nous n’étions pas des monsieur Kellog ni des américains castrateurs d’insuffisants mentaux. Nous n’avions tué ni Cheyennes, ni shudras. Nous n’étions pas Gandhi, des Jaïns ou des peintres montparnos maudits.
Nous voulions seulement vivre sans les ombres noires de l’époque au-dessus de notre tête. Nous n’étions que des jeunes gens plutôt responsables voulant juste contribuer à faire se déboutonner un peu le col et avancer de quelques pas la société figée de l’époque.
Avec en supplément un peu d’humour.

Il devint clair que le mouvement d’abord estudiantin, puis lycéen, était repris et exploité par les syndicats et partis politiques les plus à gauche.
Aussi tombé-je de haut quand mes parents, jusque-là sagement rangés sous la droite conservatrice qui protégeait le mieux leurs petits intérêts matériels, votèrent à gauche-toute dès que possible et s’inscrivirent au plus communiste des syndicats.
Ils n’avaient conscience ni de l’Affiche Rouge, ni des crânes dans des rizières, ni de la Kolima, ni des bienfaits staliniens. Les premiers profiteurs de Mai 68 étaient de cette belle gauche.
Ne reculant devant aucune contradiction, ils adorèrent voir la France défiler sur les Champs, menton haut levé. Celle-là même qui mit à la porte son libérateur général de brigade à titre temporaire et, plus tard, le remplaça par un représentant des gauches réunies, ancien sportif sauteur de haies au jardin de l’Observatoire.

Ses lointains motifs d’opposition au général et à son gouvernement mirent mon Pygmalion du même côté que moi. Mes dessins envoyés à Hara-Kiri devenu Charlie-Hebdo l’amusaient. Mais il me conseillait la prudence.
Ma timidité à prendre d’amples initiatives, le manque de confiance en moi ont aidé à ce que je suive ses conseils.

Décidément, nos notes de conduite et nos blouses grises n’en demandaient pas tant !

Si, les 7, 8 et 9 janvier 2015 on pleure le supplément d’Humour et d’Âme des assassinés de Charlie-Hebdo, oubliant presque les autres morts des mêmes jours, dont les policiers, à l’ancienne époque que j’évoque, Hara-Kiri, ancêtre de Charlie, fut censuré brutalement.
Fin 1970, un autre vaste malentendu rappela l’année 68. Un autre hold-up.
Mes chers parents qui auraient voulu que je chante l’Internationale en 68 auraient applaudi que je défile pour Charlie en 2015 mais n’auraient pour rien au monde ouvert Hara-Kiri. En 70 ils avaient applaudi à la censure du journal satirique. Ils ne s’étaient pas aperçu du formidable contre sens, oublié le rapport du titre suspendu à l’actualité des huit jours précédents et les cent-quarante-six jeunes-gens morts du "dancing 5-7" embrasé ! Bal tragique. Ils avaient approuvé l’interdiction par ce Charles dont l’hebdo a conservé le nom au titre du souvenir !
Cette censure rappela peut-être à ma mère son consciencieux travail sous l’occupation allemande et la régime de Vichy à la censure d’état. Je suis partout, disait-on. Sans état d’âme elle ajoutait ses deux yeux aux milliers d’yeux qui, grâce à leur nombre, étaient partout en effet. Pensa-t-elle jamais à ces femmes, hommes et enfants qui, grâce à sa conscience professionnelle eurent la chance de voyager en train vers la Pologne et l’Allemagne où des camps de drôles de vacance les attendaient ?


La fin des études montrait le bout de son nez.
Entré sur concours à Claude Bé, je n’avais pas grande conscience de ce que je souhaitais faire plus tard. Je suivais mes études et elles me mèneraient bien quelque part.
Arrivant à Paris, quittant la Bretagne pour étudier et me faire un métier, je n’avais du prof’ de dessin, comme on disait alors, qu’une idée superficielle plutôt sympathique.
Le cours de dessin n’était pour la plupart des élèves de lycée qu’un moment de détente, voire de chahut ou d’assoupissement.
Prenant leur suite, j’apprendrais donc un jour à mes classes à dessiner leur « souvenir de vacances », à regarder, ou mieux à voir les ombres sur un pot de fleurs ou les couleurs d'une pomme.
C’est ce que les profs que j’avais connus nous faisaient crayonner ou gouacher…

Je ne sais plus si je voyais en "monsieur Gaillard", ou en André, plutôt la stature de Pygmalion ou la bonté affectueuse du Geppetto de Carlo Laurenzini-Collodi. Je ne me voyais quand même pas tout à fait un pinocchio, un stenterello désarticulé, qu’il saurait réparer, réarticuler…
Au fil des années, il allait être en même temps le bon grand-père Gepetto augmenté du facétieux Jiminy Cricket de Walt Disney, lequel, si on l’observe, a lui aussi un visage de grand-père, mais autrement plus mêlé des complexités de ses pensées que celui du bienveillant menuisier rêveur.
Devenir titulaire des quatre certificats ouvrait nécessairement la voie du certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré, le  CAPES.
Nous étions entrés à l’école Claude Bernard dans ce but.
Pour certains c’était clair. Un plan de carrière.
Trop pressé de quitter Brest, je n’en avais pas mesuré toutes les implications de ces études. Le jour vint où je pris conscience que, quatre certificats de licence en poche me feraient une obligation d’éloignement.
Obligation-couperet qui ne m’était plus indifférente.
Je commençais à peine à mesurer la chance qui m’avait apporté ce Geppetto-Pygmalion et il fallait déjà partir vers d’autres horizons ?

Si mes années de cours, de haut niveau, à Claude-Bé, avaient semé en moi des idées de plus haute exigence en manière d’art et d’enseignement des arts plastiques, ces mêmes années m’avaient donné Pygmalion.
D'accord pour enseigner à des élèves du second degré qui auront fait le choix de cette orientation artistique, mais quitter Paris pour je ne sais quelle destination administrative lointaine, ça non !
Je m’en ouvris à Pygmalion.
Pygmalion avait des clefs  pour ouvrir des portes sans fermer celles de mon orientation initiale. Gagner du temps et voir.

Je laissai de côté le quatrième certificat, échappai au CAPES réglementaire, m’ancrais dans le studio salvateur et à  Paris, non pas dans l’oisiveté, mais avec des projets en tête et la seule intention qui vaille : travailler.

Mon Pygmalion faisait partie d’un petit groupe de personnes de milieux divers qui s’estimaient les uns les autres et ne demandaient pas mieux que rendre service.
VIP d'élites sociales aux ressources largement supérieures au siennes, ces amis avaient pu apprécier sa loyauté, sa droiture et sa fidélité en maintes occasions. Ses qualités morales immarcescibles leur faisaient oublier son impécuniosité datant d’une trentaine d’années déjà. En d’autres temps c’est lui qui leur avait rendu service.
Il n’était pas tombé sur des ingrats.
Parmi ces amis, il savait pouvoir compter sur un ancien ministre de la marine, un administrateur de la Comédie Française, un transporteur vosgien au grand coeur, un décorateur en renom de la place de La Madeleine, un sculpteur dont les fenêtres donnaient sur Les Invalides, un diplomate et un chirurgien stomatologiste, retraités, un baroudeur chercheur d'or et de pétrole amateur de belles vieilles voitures, de préférence bleu clair, un collectionneur qui partageait avec lui la même passion des objets anciens.
Si les objets anciens de Pygmalion étaient des survivants d'un passé éteint, chez Claude H., chaque objet, moderne ou ancien sinon antique, était soigneusement choisi et mis en valeur. Peintures et sculptures d'artistes du second cercle, Jean Piaubert, André Marchand, Louis Derbré. Antiquités Khmères dont il partageait le goût avec Pygmalion, ou Coptes vers lesquelles il tentera de me diriger lors de visites à la galerie Beurdeley.
Je n'avais fait sa connaissance qu'assez tardivement et ne le connus vraiment qu'au fil des années tant sa discrétion le protégeait des intrusions de quelque nature qu'elles soient.



Nous étions invités parfois dans son beau duplex à l'angle de l'avenue Georges Mandel et de la rue Scheffer. Nouveau venu en ce cénacle, je ne cessais d'être impressionné. 
Deux pièces à la fois m'enthousiasmaient et m'émouvaient.
Une tête de cheval Tang en pierre blonde, prodigieuse de pureté et de force malgré sa petite taille.
Une ouchebti, petite servante funéraire égyptienne en terre cuite, modeste et fragile.
Elle a 5000 ans. Si elle tombe elle se casse.
Elle nous est parvenue intacte. C'est un miracle.
Lui seul était autorisé à la toucher, à la prendre en main.

Ses dîners réunissaient Jean Nohain-Jaboune, son frère Claude Dauphin, Mireille. Son époux Emmanuel Berl aussi, Théodore, que je n'eus jamais l'occasion de rencontrer, proche de sa fin. Cénacle artistique, divertissant et hautement culturel. Par proximité, ils évoquaient Franc Nohain, Alfred Jarry, Bergson et Proust, la littérature, la poésie, l'illustration.
Lors de fêtes, il n'était pas rare que chacun eut un cadeau de valeur dans son assiette.
Avec discrétion, simplicité.

Il était ravi de rapporter les crémeuses tartes aux gnocchi de la boulangerie-pâtisserie de la rue Pierre Ier de Serbie, non loin du Musée Galliera ou de Noura.
Son Alfa Giulia de collection nous emmenait tantôt au musée Guimet tantôt vers d'autres merveilles de Paris.
Un jour, devant un immeuble donnant sur le jardin du Luxembourg, il me révélera que l'appartement que ses parents y avaient occupé, avait été meublé d'un magnifique ensemble signé d'Emile Gallé. Sublime lit aux papillons nommé "Aube et crépuscule" par son auteur qui, en 1903, sentait peut-être sa fin prochaine et par cette dernière commande donnait une sorte de testament artistique avant de s'en aller en 1904. Suivant le voeu de son père Henry, Claude en avait fait don au musée de l'Ecole de Nancy où, dans ce qui fut la Maison Corbin, les visiteurs pouvaient en profiter.
Lui-même envisageait de faire don de ses collections.
Daniel Buren et son fils en seraient chargés. Un jour...
Beauté et qualité au-dessus de tout.
Pas un mot sur les déportations.
Les camps de la mort. Jamais.
Eviter de déranger les esprits. Elégance.
Nous ne sommes que de passage.
Leur art, ou celui qu'ils ont aimé, demeure derrière les meilleurs d'entre nous.

Comme ses d'amis, Pygmalion aidait les jeunes en devenir.
Il me fit obtenir mes premiers remplacements et postes en banlieue puis dans Paris. Comparé à Eux, je n'étais qu'une graine maladroitement semée à la volée.
Ils la plaçaient dans de meilleures conditions pour qu'elle germe.
Charge à moi de faire mes preuves. Ils observaient.


Jeune enseignant débutant, je rencontrais les difficultés qui se présentaient déjà à eux et n'ont fait qu'empirer. Quelle que soit la matière enseignée, et pire encore lorsque cette matière n’est pas réputée compter dans la note finale, ils se trouvent face à des jeunes ados pas tellement plus jeunes qu’eux, sans notion précise sur la façon de les aborder. L’intuition ne suffisait déjà pas. Ils ne sont aidés ni par les chefs d’établissements, ni par les collègues plus âgés. Encore moins par les parents d’élèves.
On peut finalement se demander si leurs meilleurs alliés ne sont pas les élèves eux-mêmes. Du moins en cette époque dont je parle qui appartient déjà à un passé moins brutal.

Il faut être strict et sévère dès la première minute, disaient certains anciens.
Je me fixais comme premier but d’intéresser et décomplexer les enfants. Je pensais faire preuve de proximité. Non pas d'amitié, ni de paternalisme, de bienveillance.
Je ne sais pas dessiner.
Je n’ose pas dessiner parce que je suis malhabile.
J’entendais souvent ces phrases qui sont des appels à être rassuré et guidé.
Je travaillais à enlever aux enfants la crainte, le complexe, de mal dessiner, d’être maladroit crayon en main de façon à leur ouvrir la possibilité de devenir des adultes qui osent faire un croquis.

J’expliquais que le plus important est de se servir du dessin comme d’une écriture, plus libre que par mots et phrases, permettant d’exprimer un sentiment, une émotion. Ou plus simplement d'indiquer les rues et routes d'un trajet ou de décrire la répartition des pièces d'une maison.
Cela marcha si bien que les enfants de dix à quinze ans donnèrent des résultats intéressants, voire surprenants.
Je leur demandais trois dessins dans l’année.
Que signifiaient pour eux la main, l’œil, la bouche ?
La main était le sujet le plus aisé à comprendre et traiter.
Certains se contentèrent de tracer le contour de leur main à plat sur le papier puis d’y mettre des couleurs. D'autres s’exprimèrent avec plus de réflexion et de profondeur.
Une fillette se mit à pleurer. Sa voisine attira mon attention. Elle avait une petite malformation qui lui causait du chagrin. Une conversation suivit, à la fois douloureuse et tendre. Je lui suggérai de traduire sur le papier le rejet qu’elle aurait voulu dire, crier, ce chagrin, mais que les convenances ne lui permettait guère d'exprimer. De sortir d'elle. Elle réalisa un dessin violent et signifiant, plein des symboles instinctifs de la souffrance morale qu’elle ressentait.
Le dessin de cette enfant fut exceptionnel, mais il illustre ce que le dessin peut permettre chez de jeunes enfants, si on laisse leur sensibilité s’exprimer.
On en dirait autant de la musique.
A Sarcelles comme en d’autres banlieues jugées difficiles à cette époque, des enfants ont trouvé ce qu’il pouvait y avoir d’utile, de valorisant dans le dessin.

Se faire craindre ou se faire apprécier ?
Le terme d’arts plastiques recouvre davantage de moyens techniques que le seul dessin, même au niveau du débutant instinctif et maladroit, et ouvre un plus large champ d’expression.
Matières qui parlent directement au cœur, à l’affect, les arts, plastiques comme musicaux, devraient occuper une place bien plus large, volontairement choisie ou offerte comme les sports. Pas pour qu’il en sorte des Nouvelles Stars, mais pour qu’en chacun ces arts éclairent des parts de la personnalité qui, sans cela, resteraient éteintes.

Dans de certaines classes d’un lycée parisien très chic, je fus chahuté. J’avais proposé à ces jeunes filles de bonnes familles de s’exprimer par le trait ou la couleur.
Pour leur montrer comment de grands artistes, maintenant morts ou au faîte de leur âge, avaient cheminé et jusque où ils étaient allés dans leur travail et leur réflexion, je leur projetai des images d'œuvres.
Les peintures les plus "jolies" passaient bien.
De la Renaissance à Monet et les Impressionnistes.
Papa et maman aimaient. Ils avaient des copies décoratives dans leurs salons.
En dignes filles de leurs parents elles aimaient aussi.

Puis je voulus leur détailler la logique d’enchaînement des écoles d’artistes parallèlement aux découvertes techniques telles les pigments en tube, la photo, le train, l’électricité, la cinétique. Nous n'en étions pas encore à l'informatique... Je tâchai de faire entrer les mouvements plus récents dans leur Panthéon. Les Fauves, les Cubistes, les Surréalistes, les Gestuels. Braque, Matisse, Picasso, Hartung, Pollock, étaient du voyage. Je voulais mettre en perspective l’évolution séculaire des arts plastiques et leur enseigner qu’elle n’était ni un hasard ni une suite de fantaisies de pépères farfelus. Ces artistes avaient travaillé, essayé, réfléchi.
Ces demoiselles étaient choquées.
Des enfants en feraient autant !
Même des singes !

J’étais jeune encore. Au lieu de calmer le jeu, j’ajoutais une couche puis une autre. Provocatrices. Le chahut augmentait et, maladroitement, j’élevais la voix. Je ne me rendais même pas compte que je gênais les classes voisines.
Je voulais parler au cœur des élèves et les conduire hors des rails. La fonction publique ne l’entendait pas ainsi sous les strates hiérarchiques et réglementaires.
Non, décidément, je ne me plaisais pas dans ce milieu étroit.
Mon amie Chantal n’en fut pas étonnée, ni mon ancienne professeur de dessin. Tel qu’elles me connaissaient, pour elles c’était évident, cela ne pouvait pas évoluer autrement.
Cela s’arrêta là.

Mes premières payes entrèrent. Celle de jeune enseignant et celles glanées par divers travaux. Je travaillais comme barman lors de salons du vêtement ou de la maille. Les exposants puisaient dans leur production ce qu’il fallait pour que leur serveur ait un air à peu près correct. J’avais la ligne, et, finalement je faisais un mannequin assez acceptable et sympa. Si bien que, le plus souvent on me laissait les habits que j’avais portés.  Quelques participations chez des stylistes ou dans le spectacle apportaient d’autres menues ressources.
Tenir mes comptes à jour ? Je n’y songeais même pas. Je donnai procuration à Gepetto. Il avait de vieux livres de comptes vierges et s’occupa de tout, m’accordant l’apprentissage de l’insouciance plus que de la paresse.

Mon sursis touchant à son terme, Pygmalion fit en sorte que mon service militaire de passe non loin de Paris.
J’abordais ce service national avec une bonne dose d’antimilitarisme convenu.
Les guerres ont toujours été conduites pour servir un intérêt. Guerre privée pour l’intérêt d’une maison seigneuriale ou royale. Guerre pour un minerai ou du pétrole sous un sol convoité. Guerre pour la prospérité de quelques industriels influents. Pour écouler leurs stocks d'armes. Aimons-nous les uns les autres, il n’y aura plus de guerre. Pas de guerre, pas d’armée. Pas compliqué.
Love and peace.
J’avais en tête de belles paroles.

Celles de Georges Coulonges :
"Mon frère, mon ami, mon fils, mon camarade
Tu ne tireras pas sur qui souffre et se plaint
Mon frère, mon ami, je te fais notre alcade
Marin ne tire pas sur un autre marin".

Prévert :
"L’amiral Larima. Larima quoi. La rime à rien. L’amiral Larima. L’amiral Rien".
"L’étoffe des héros est un tissu de mensonges".
"Un officier tué à la guerre, c’est une faute professionnelle".

Vladimir Vysotsky, artiste et poète russe (La fin du bal) :
"C’est les oiseaux, jamais les balles, qu’on arrête en plein vol".



Mais aussi les slogans des opposants américains à la guerre au Viet Nam :
"La guerre est bonne, investissez votre fils".

Bardé de ces certitudes à défaut d’une dynamique détermination à les dire tout fort, j’abordai mon échantillon de service militaire.
Deux ou trois mois plus tard j’en retirai trois fortes images.

Première image.
On me fit endosser un uniforme. Je ne dis rien.
Au contraire pour la photo je trouvai à emprunter la veste mieux coupée d’un première classe. Comme si l’élégance avait de l’importance.
On me mit un fusil entre les mains. Je ne dis rien.
Au contraire, quand on me fit tirer sur des cibles en carton, je fis de mon mieux.
Qu’aurais-je fait si à la place du carton il y avait eu un homme ? Un Juif polonais si j’avais été allemand ? Un pauvre poilu qui aurait refusé un pantalon taché de sang si j’avais fait partie du peloton d’exécution ?

J’avais en tête de bien belles phrases. Mais en mains j’ai tenu un fusil et ne l’ai pas rejeté, alors qu’un camarade de la chambrée en eut le courage et les larmes.
En guise de contrat moral l’armée me proposait des paquets de gauloises vertes. Je pouvais les refuser. Signe de soumission, je les acceptais.
Et les donnais aux copains.

Deuxième image.
Les conséquences d’une vieille chute sur le dos, jointes à un trop-plein momentané de troufions me firent exempter de la majeure partie de mes obligations militaires.
Renvoyé à la caserne, le capitaine qui avait eu connaissance de mes petits dons m’envoyait aquareller dans la forêt toute proche.
Lorsque, trois semaines et plusieurs aquarelles plus tard il me fit venir à son bureau pour me signifier que je pouvais rentrer chez moi, je saluai vivement et claquai des talons.
J’entends encore ce claquement sec. Teuton,  en tout cas inutile, hors des traditions françaises. Si un quelconque reich m’avait engagé, jusqu’où aurais-je claqué des talons ? En levant le bras ?

Troisième image.
Passant quelques semaines en hôpital militaire parisien pour examens avant la décision d’exemption, un camarade et moi visitâmes, sans nous en vanter, une salle où  étaient exposés des moulages de visages de soldats de 14-18 blessés ou tués par des éclats à la face. On en reste sans voix tant l’horreur est immense, présentée avec un réalisme édifiant. On souffre avec ces jeunes hommes. Gueules cassées.
Puis on sort de la salle. On se laisse distraire. Bientôt on n’y pense plus.
Il nous suffit de tourner le dos pour les oublier, tandis qu'eux ont gardé leurs gueules cassées toute leur vie.
On oublie les centaines de milliers de croix alignées à Douaumont.
Une croix, un homme. Un jeune homme, blanc ou noir de peau. Une balle ou un éclat dans le front ou le côté. Leur chair, leurs os, se dissolvent dans la terre. Pas les balles ni les éclats.

La guerre 14-18.
Des chiffres qui sont tout, sauf des chiffres.
1 400 000 morts militaires français
2 040 000 morts militaires allemands
   850 000 morts militaires anglais dont 20 000 en un seul jour
   114 000 morts militaires américains
1 700 000 morts militaires de l'empire russe
1 500 000 morts militaires autrichiens hongrois.
Total : 7 604 000 morts militaires

Total des morts militaires et civils :      19 000 000
Total des blessés militaires et civils :    21 000 000

En Europe, au lendemain de la guerre, on compte environ 6,5 millions d'invalides, dont près de 300 000 mutilés à cent pour cent, c'est-à-dire aveugles, amputés d'une ou des deux jambes, des bras, et blessés de la face ou du crâne.
Si les seuls disparus de la guerre 14-18 défilaient sur les Champs Elysées au même pas qu’un défilé du 14 juillet, le défilé durerait onze jours et onze nuits.



Sait-on vraiment qui on est ?
Sait-on ce qu’on serait devenu en une autre période que celle de notre naissance ?
En période de guerre quand on n’en a rien connu ni à peine su ?
Serait-on Hans Litten ou Jerzy Popieluszko ?
Serait-on le plus lâche des dénonciateurs, le plus infâme des traitres, ou le plus indécent des anonymes ? On ne sait qui on est qu’après l’avoir été, une fois la vieillesse venue. Quand on se retourne et que, tel Musset, on s’entrevoit puis se reconnaît.

Aurais-je ouvert, lu et trié des lettres pour le service de la censure mis en place, par le gouvernement collaborationniste ? Aurais-je comme ma mère justifié d’avoir fait ce travail par la nécessité de subvenir aux besoins de mon enfant, sous occupation ennemie, sa naissance devant advenir ?
Me serais-je demandé ce que devenaient les lettres non conformes aux lois ? Ce que devenaient ceux qui les avaient écrites ? Ce que devenaient leurs scripteurs ?
Ce n’était rien de bien grave, juste lire quelques lettres...


Avant l’échantillon de service militaire, j’avais non seulement commencé à enseigner, mais déjà changé d’orientation vers la création de costumes et décors de théâtre et dans le prêt à porter. Mais mon cœur breton pensait déjà à l’architecture navale.

J’avais en tête la conception et le dessin de bateaux, l’équilibre de leurs volumes, leur voilure, la manière d’y vivre bien et en sécurité.
Lorsque j’avais treize ans, mes grands-parents eurent à trouver un moyen à m’occuper pendant les grandes vacances.
Le matin on rédigeait le cahier de vacances.
L’après-midi c’était « école de voile ».
La première semaine, début juillet, nous étions deux élèves avec deux moniteurs. Un bateau chacun… Formidable pour apprendre vite et bien.
En milieu de saison je passai chef de bord. Capitaine, quoi…
A cet âge je donnais des explications, des conseils, voire des ordres à des adultes. Amusant, oui, mais il ne faut pas dire n’importe quoi !
Tiens, pourquoi un voilier avance contre le vent au lieu de reculer, hein ?
Je me plongeais dans la littérature spécialisée, le Cours des Glénan dans son édition ancienne.
Pour comprendre soi-même, rien ne vaut d’avoir à expliquer à d’autres !
Quelques années et quelques dessalages plus tard, j’appliquais à la conception ce qu’ado j’avais appris en expliquant aux adultes.
Si le bateau est lancé, il reste à l’entretenir et à tracer sa trajectoire.
Celle-ci dura quarante ans, jusqu'à la retraite.
De l’Île-Tudy à Allègre…

Pygmalion et moi allions souvent le dimanche à Argenteuil déjeuner chez sa sœur aînée.
Nous prenions le métro à la station Jasmin. Nous descendions à Saint-Augustin et marchions un peu. Jusqu’à la gare Saint-Lazare. Un train de banlieue nous menait à Argenteuil. Nous traversions les rails au passage à niveau et marchions quelques minutes avenue de Stalingrad.

Au numéro trois, André Gaillard me désignait les fenêtres du cabinet de stomatologie de son ami médecin-chirurgien.
Il ne s’occupe pas des estomacs. Il est spécialiste de la chirurgie maxilo-faciale, de la mâchoire et de la face.
Les gueules cassées de me revenir à l'esprit.
Pygmalion aurait bien l’occasion un jour de l’inviter avec d’autres de ses amis.

Au trois-ter, nous montions en étage.
Sa sœur Georgette nous ouvrait sa porte et son cœur.
Mes enfants, entrez, je vous attendais. J’ai fait manger la minette. A nous maintenant.
Radieuse, elle accueillait avec la vraie tendresse du fond de l’âme. Elle veillait sur son petit frère comme la seconde maman qu’elle était depuis le décès de leur mère.
Huit ans d’âge les séparaient. Ou plutôt les rapprochaient.
Puisque son petit frère m’avait adopté, elle m’avait pris par-dessus le tout et adopté de la même façon.
Ainsi donc mon solide Pygmalion était aussi un petit garçon avec une grande sœur ?
Compliqués, les adultes.
André, soudain, l'air malicieux : Je me sens faible...
En d’autres termes, il avait hâte que nous passions à l’apéritif.
Parfois Georgette débouchait une Veuve Clicquot-Ponsardin. Plus simplement l’apéritif était un Grenache ou un Banyuls. Dans un verre en cristal taillé. Comme ceux qu’il avait dans son studio.
Ils me racontaient leur jeunesse à Bourg-la-Reine. Le jardin. Le charcutier dont le fils est devenu un des plus célèbres acteurs du cinéma français. Leur grand-père tonnelier.

Pendant ces quelques années de bonheur familial simple, ils me firent progresser. Ils me virent mûrir et je les vis vieillir. Hélas, je ne savais pas comment retenir le temps.
Entrez, mes enfants.
Tous les dimanches ou presque.

Un Grenache. Une délicieuse entrée que Georgette était allée choisir à Paris malgré son âge et sa vue qu’une cataracte assombrissait. Une langouste, des produits de qualité, toujours. C’était souvent Noël. La vie ne coûtait pas aussi cher. Les français moyens avaient du pouvoir d’achat et mettaient de la gaîté simple dans leurs repas de famille. Un poulet grillé au four avec des haricots verts ou des pommes-dauphines faites à la maison.
Mes enfants, je vous ai trouvé un beau Comté et un Lillebonne chez Androuet !
Et un dessert, parfois un peu lourd.

André se calait dans le vieux fauteuil de cuir. Sa tête tombait un peu sur le côté. Il s’endormait, paisible, nous confiant l’une à l’autre et lui à nous deux.
Nous faisions la vaisselle dans la petite cuisine et papotions. Nous apprenions l’essentiel d’elle à moi et de moi à elle. C’était tendre et charmant. Inconnu jusqu'alors. Elle me racontait leur vie de famille et souvent terminait par :
Gilbert, vous prendrez bien soin de mon petit frère, n’est-ce pas.

Georgette avait d’abord épousé un majordome de la maison du roi Edouard d’Angleterre à Biarritz. Elle en conservait le talent de savoir tenir un haut rang et recevoir à merveille.
Après le décès de ce premier époux, elle se remaria à un restaurateur de Villerville, non loin d’Honfleur, à l’embouchure de la Seine. Le restaurant Mahut était alors un établissement gastronomique à la mode. Leur mère servait le café, à l’ancienne. Les restaurateurs de ce niveau se recevaient entre eux.
C’est ainsi que mon Pygmalion avait connu ces réceptions de Biarritz, de Villerville, et de ce que la France de l’entre-deux guerres comptait de beaux établissements hôteliers et de restauration.
Il conservait de cette époque une merveilleuse aisance dans ces maisons et un comportement à la fois joyeux, simple et naturel. Ses yeux brillaient devant une belle carte concise et équilibrée. Quand il demandait Max chez Lucas Carton, tous deux se saluaient sans une once d'afféterie.
Georgette me racontait toutes ces choses du début du siècle avec douceur, savourant le plaisir ancien avec une élégante modestie. Toute à l’opposé du vulgaire qui n’a rien compris mais étale ses incompétences avec d’autant plus d’impudeur.
Georgette me dit qu’elle finit par divorcer. Elle avait eu un fils et deux filles, jumelles. Plus tard, c’est elle qui me fit la grande confiance de me dévoiler des aspects du passé mondain de son petit frère.
Elle me le fit admirer avec d’autant plus de force.

Mes premières paies et mes premiers gains arrivaient. Mon Pygmalion avait la signature et tenait mon compte sans que je m’en soucie le moins du monde. Il m’en exposait le détail, insistant pour que je participe à ce qu’il ne pourrait faire toute… ma vie.
C’était bien. Sa belle écriture alignait les chiffres sur un grand registre qu’il avait conservé. J’en voyais plus l’élégance classique que ce qu’elle signifiait. Le papier jauni avait la même distinction que l’homme qui écrivait.
André avait quitté l’école très tôt, à treize-quatorze ans, mais travaillé et lu avec constance et application pour écrire et parler sans la moindre grossièreté. Ni la moindre faute. Jamais. Il était d’un autre siècle. D'une autre France.
Pour me faire rire et se moquer gentiment de mon admiration, il rompait par sa fausse devise : Insensible et rebelle !
Et si c’était vrai ? Rebelle, passe encore, je trouvais cela dynamique et amusant, sympa.
Mais insensible...
Je me demandais si je n'allais pas être éjecté sur le trottoir par un Pygmalion insensible et rebelle, lassé...

Un jour malheureux, monsieur Duflos, ou faut-il dire le docteur Duflos, le voisin et ami chirurgien-stomato du trois avenue de Stalingrad nous prit à l’écart dans l’appartement de Georgette.
Il avait décelé, recoupant des témoignages de commerçants du quartier, à Argenteuil, que la sœur d’André était malade. Elle commençait à perdre la tête. Nous nous en étions aperçus aussi, mais ce qui nous semblait être des moments de fatigue ou de distraction passagère avait été reconnu par le médecin comme les prémices d’une maladie dont il jugeait que l’évolution justifiait qu’il nous mit au courant.

Cela se confirma progressivement par la suite, allant en s’accélérant.
Notre ami médecin nous appelait parfois signalant une anomalie. Je prenais le train et voyais sur place à parer au plus pressé. Couper le gaz, régler une note chez un commerçant ou demander à un autre de cesser d’abuser de la situation. Il arrivait désormais que Georgette acheta un poulet pour son chat le matin, un autre en début d’après-midi, voire un troisième le soir. Un honnête volailler ne s’y serait pas trompé qui aurait dû nous prévenir.
L’état de Georgette empira rapidement. Tous les jours j’allais sur place vérifier si rien de grave ne menaçait. Son voisin stomato joua un rôle efficace, précieux, et si nous ne le rencontrions que fort rarement, nous ne devions plus nous perdre de vue.

André tomba malade lui aussi.
Georgette décéda à l’hôpital et fut provisoirement inhumée dans un cimetière de banlieue. Les belles-filles d’André étaient peu intervenues. Lui-même malade, je me trouvai en première ligne et dus agir désormais en adulte responsable. Plus tard je fis ramener les restes du corps de Georgette dans la petite tombe familiale de Bourg-la-Reine où elle rejoignit ses parents, son premier époux et son fils aîné.

La vie se circonscrivait à Auteuil et à mes cours dans les écoles où j’étais nommé. Pendant quelques temps je fis la navette entre nos studios pour soigner André. Il se remit lentement d’un mal contracté plusieurs années auparavant au Congo et qui récidivait de temps en temps.

Nous ne dépensions presque rien, sans loyer ni voiture. Mes payes d’enseignant débutant suffirent à rajeunir les studios et remettre à neuf la garde-robe de mon Pygmalion. Juste début de retour des choses.
J’acquis un petit appartement proche de la Porte de Saint-Cloud. Grâce à sa caution morale, des amis de mon Mentor m’avaient prêté un peu d’argent pour conclure cet achat.
Je commençai à exercer comme architecte naval avec un bon copain qui avait déjà construit un bateau. Ariel était à la fois un bon praticien, bon concepteur des bateaux de voyage, et un excellent vendeur. Il fut essentiel pour notre démarrage dans le métier. Ses revenus lui permirent de se construire un nouveau bateau issu de notre conception commune et qui fut un de nos premiers modèles mis en exploitation, avec un nom évocateur de voyages, Mangareva.

Pygmalion tenait mes comptes. Je n’y jetais que la moitié d’un œil. Comme j’avais quitté l’enseignement, les rentrées d’argent s’étaient faites rares avant que les bateaux trouvent leur public et amortissent les dépenses.
Quelques mois plus tard, débouchant une demi-bouteille de Krug ou Ruinart, ses champagnes préférés, mon Pygmalion me déclara joyeux et l'oeil taquin de celui qui a joué un bon tour et en récolte les fruits :
Voilà, tu as fini de rembourser l’argent que je t’avais avancé !

Je ne m’étais aperçu de rien. Ni de ma négligence, ni qu’il m’avait avancé de l’argent, ce qui, compte tenu de ses petits revenus, avait été une prise de risque, une confiance et une discrétion remarquables.
Ma gratitude envers lui prenait une nouvelle altitude. Il aurait pu faire de moi son obligé. Sa considération pour ma jeune personne était d'une autre qualité. Sa petite taquinerie me revenant souvent à l’esprit me mettait à l'abri de la moindre ingratitude à son égard. Il était toujours mon admiré Pygmalion. C’en était fini du Monsieur Gaillard, il était André, mais avec le même respect.

Je faisais l’aller-retour du studio au bureau à vélo par l’avenue Michel-Ange-Auteuil. Début d’une nouvelle passion, le vélo…

Un jour d’avril 1976 André rentra de promenade tout excité.
Vite, viens, il faut que tu visites un appartement que j’ai vu boulevard Exelmans !
Il m’expliqua en cours de route.



Passant sur le boulevard, il avait entendu une concierge et une dame parler d’un petit appartement que cette dernière mettait tout juste en vente.
Il s’était joint à la conversation qui, sans doute, lui rappelait ses souvenirs d’immobilier.
Il avait fait une première visite et trouvé que c’était un bon investissement pour un jeune.
Un quart d’heure plus tard nous y étions. La concierge nous ouvrit et nous fit visiter ce petit deux-pièces sans confort mais au potentiel intéressant.
Pygmalion l'avait décidé. J’achetai.
La propriétaire avait eu d’autres appartements dans la maison, un coquet petit immeuble donnant sur les boulevards Murat et Exelmans, tout près de la Porte d’Auteuil. Elle partait demain pour le Midi.
Rendez-vous pris pour le lendemain matin.
Accord conclu !
Mais je n’ai pas assez d’argent !
Dans sa tête, mon Pygmalion, qui adorait servir d’intermédiaire dans ce genre d’opération, avait déjà mis au point le plan d’acquisition.
La suite fut simple. Empruntant auprès d’amis et d’une banque, vendant mon appartement-bureau, j’acquis ce deux-pièces clair et bien agencé.

Pendant les travaux, plutôt succincts, lui et moi habitions toujours ses studios de la rue George Sand.
Pensant à tout ce qu’il faisait et était pour moi, il apparut soudain que laisser mon Pygmalion demeurer seul rue George Sand allait le plonger dans une solitude dont il avait perdu le goût et l’habitude.
Et moi de même.
D'autant que le nouveau deux pièces paraissait immense auprès des studios. Plus de quarante mètres carrés au lieu de deux fois une vingtaine.
Ni une ni deux, et il emménagea aussi boulevard Exelmans.



L’appartement, en entresol côté Murat et rez-de-chaussée côté Exelmans, était clair et aéré, avec des terrains de sport comme vis à vis éloigné. Un marché se tenait deux matins par semaine boulevard Murat. Des commerces à proximité. Et presque sans changer nos habitudes à Auteuil bien que sur sa limite opposée. Lenôtre pas loin, un poissonnier, des boulangeries et traiteurs.
Un village provincial dans Paris.
Dans Paris, ou pas tout à fait !
Pygmalion, comme les autres vieux habitants d’Auteuil, disait "je vais à Paris" quand il prenait les bus 52 ou 62, ou la ligne 10 Auteuil-Austerlitz du métro vers l’intérieur de la capitale.
La proximité de l’hippodrome d’Auteuil, du bois de Boulogne, et la circulation relativement calme à cette époque, avaient emporté sa décision.
Donc la mienne...



Il était content. Rassuré peut-être. En en plus, c'est lui qui avait trouvé cet appartement !.
Si elle le voulait, la vieillesse pouvait venir, il n’était pas seul pour l’affronter. Prudent et se souvenant de sa lointaine expérience notariale, il conserva son studio du rez-de-chaussée de la rue George Sand. Il lui servait de garçonnière pour les rendez-vous qu’il ne souhaitait pas donner à Auteuil.
Plus tard il me vendit ce studio.
Pour se protéger de mes parents en cas de décès de ma part, il conserva l’usufruit de son studio, eut l'usufruit de mon appartement, et nous échangeâmes des testaments et papiers en règle. Il sut me l’expliquer et me détailler l’importance de certains actes signés au cours de la vie. Belle et sage organisation de son esprit qui me sert souvent d’exemple. Ce n’est pas parce qu’on rédige un testament à trente ans qu’on va mourir.
Il redoublait de bons mots, charades et contrepèteries, qui étaient sa forme d’humour, touchante et pleine du charme du siècle où il était né.
Le charme de Guitry. Du théâtre de boulevard. Des années folles.

Quand il m’avait dit sa date de naissance, j’avais eu du mal à le croire. 1898 était la fin du XIXe siècle, mais quand même le siècle précédent.
Cela me semblait si lointain.
Débutant avec ardeur dans mon métier d’architecte naval, je n’étais guère à la maison.
Pygmalion devenait secrétaire-comptable-majordome et gardien du logis !
Une promotion pour un homme de cette trempe ? Certes non.
Mais il était actif et savait pourquoi. Cela lui faisait le plus grand bien.
Quittant son petit studio sombre, il avait élu domicile dans un appartement confortable, clair, calme et bien situé.
Il était heureux. Moi aussi.
Il avait charge d’âme. Moi aussi.
Chacun s’était donné comme but un autre que soi.
Nous recevions des amis. Nous étions reçus.
Revenait Pascal "Ce n’est proprement n’être rien que de n’être utile à personne".
Victor Hugo "S’aimer, c’est s’identifier l’un à l’autre". Définition de l’empathie poussée loin.
Je nous sentais proches des Montaigne et La Boétie. Plus tard notre ami médecin me fera lire des pages de Jouhandeau, avec explications de texte. Explications et relativisation.
S’aimer d’amitié, cela s’appelle aussi s’aimer.

Avec cet appartement venaient une grande cave et une chambre de bonne au huitième étage où il m’arrivait souvent de travailler, lire, dormir. Dans l’appartement d’Exelmans, la cave et un grand placard permettaient de ranger au moins deux vélos. Un pour André, sans barre centrale par commodité. Un pour moi.
Un vélo, puis deux, jusqu'à cinq...

Il fallait toujours que je fasse les choses jusqu'à l'excès.
Un peu de voile et il me fallut régater puis en faire mon métier.
Un peu de vélo d’une maison à l’autre et j’approfondis jusqu'à la piste de La Cipale. Jusqu'à faire les plans de mes vélos de route et de piste.

André enfourchait sa bicyclette après sa sieste et roulait sur les larges trottoirs, jusqu'au Bois. Il passait les après-midis de beau temps à regarder les joueurs de boules et à bavarder avec eux ou avec les autres spectateurs. Certains acteurs de cinéma, chanteurs ou fils de célébrités mettaient de l’ambiance façon Vieux Port de Marseille.
L’argent des paris passait d’une poche à l’autre.
Un spectacle.

Quant à moi, je filais rouler autour de l’hippodrome de Longchamp. Une miraculeuse piste presque entièrement fermée à la circulation qui, à cette époque, n’était interdite aux vélos que les jours de courses. Et encore, ces jours-là on se débrouillait. C’était aussi le point de départ de plusieurs groupes qui, deux jours par semaine, partaient s’entraîner dans la vallée de Chevreuse.



Sans se donner rendez-vous il y avait toujours des copains qui tournaient ou bavardaient sur les bancs près de la fontaine, en haut de la célèbre côte de Longchamp.
De l’autre côté des grilles et des buissons, les pistes des chevaux. Les jours de courses, le martèlement des sabots et le claquement des cuisses ou des cravaches valait bien qu’on soit venus là, même si on ne roulait pas.

En général on roulait entre copains. Puis les petits groupes s’aggloméraient et formaient des pelotons de plus en plus nombreux et rapides. Certains jours le peloton s’augmentait jusqu'à deux cents acharnés.
En début d’après-midi on s’échauffait. On montait en température. Puis ça accélérait, ça tournait de plus en plus vite jusqu'à une moyenne, à l’époque, de quarante-cinq à l’heure. Certains, plus spécialisés, s’entrainaient derrière mobylette. Cinquante à l’heure sur le plat.
Ce n’était pas si mal…
Venait l’heure des échappées. Les plus rapides prenaient un tour sur le peloton, et, en général, les copains retrouvés, s’en tenaient là.
Des sprints se déclenchaient à chaque tour en haut de la côte, et les copains restés sur les bancs encourageaient ou rigolaient.
Laisse-le devant, il doit avoir de la famille par-là !
Il arrivait que l’un ou l’autre se vexe…
On tournait dans le sens des aiguilles d’une montre. Malheur à qui allait à contre sens ! Au premier groupe croisé, il ou elle était édifié.
Il y avait de tout dans ces pelotons. Des jeunes à vélo de ville aux garde-boue brinqueballants. Ceux-là nous faisaient peur car ils ne connaissaient pas les codes.
Attention, petit, serre bien ta droite.
C’était la version polie…
Quand ça roulait fort, c’était plutôt des hurlements : à droite, à droite connard !
C’est que, lorsqu'un gars dans un peloton fait un écart, même faible, la vague s’amplifie et peut provoquer la chute de plusieurs.
Il y avait d’anciens du vélo. Des livreurs titrés cyclards et dûment respectés. Des amateurs de tous niveaux. Des Seniors C. Des néopros et d’anciens pros de la route ou de la piste. On y a vu Robic.

Comme tout débutant arrivant sur ce plateau réputé dans tout Paris, plus encore que son symétrique de Vincennes,  je me fis tout petit et appris les leçons. Pour apprendre, rien ne vaut de se faire des amis connaisseurs sur place et côtoyer des anciens.
Ce que je fis.
On critiqua de façon utile mon premier vélo. Bicyclette, plutôt.
C’était le demi-course Peugeot rouge que m’avait offert mon arrière-grand-père. Il l’avait choisi bien trop grand pour moi, pour qu’il demeure longtemps à ma taille. Pour qu’il me fasse de l’usage toute ma vie. En souvenir de lui comme un gros Larousse gris foncé en deux volumes.
Le mot durable n’existait pas. Les objets étaient solides, tout simplement. Maintenant le mot durable existe parce que tout est devenu jetable.
Le Peugeot était pendu dans la cave, à  Brest. Je le regardais. De temps en temps mon grand-père maternel le décrochait et j’essayais de monter en selle. Si j’étais assis mes pieds ne touchaient pas les pédales. Si mes pieds se posaient sur les pédales, la selle m’arrivait à l’épaule... Il fallait attendre. Attendre encore.
Parfois le cadre rouge semblait me narguer. Alors je lui répondais par quelque gros mot d’enfant !
Les premiers tours de roue se firent en cachette, à travers le cadre. Les garçons ont tous essayé ça. Essayé le vélo de la maman aussi, mais ça c’était moins glorieux.
Premières gamelles. Premiers genoux couronnés.
A l’époque on n’offrait ni une mob ni un quad aux gamins. Comme nous avions hâte d’avoir un engin à moteur, à l’instar des adultes et des grands frères, nous fixions un carton plié en deux autour d’un hauban arrière avec une pince à linge. Voilà, les rayons frottant le carton, nous l’avions, notre moteur.

Les Anciens de Longchamp m’indiquèrent un fabriquant, rue Jean Maridor dans le XVe. René André. Un ancien de la route et du cyclotourisme. Gouailleur et malicieux.
Mon grand, il va te falloir un cadre de Flahute !
Ce fut mon premier René André. Vinrent d'autres, plus affûtés.
Mais je ne voulais pas du cyclotourisme, je voulais de la course.
Passant carrément à la piste j’allai voir Mémé, à côté du Parc des Princes, qui me fit un bijou de cette époque, avec des haubans identiques à ceux du taureau Pierre Trentin et du fin stratège Daniel Morélon. Mes idoles de la Piste.
J’entrai dans un club, spécialité Piste, et pus ranger mes vélos dans une cabine de la Cipale.



Quand même, La Cipale, ça vous classe son homme !
A Longchamp je roulais en peloton avec mon vélo d’entrainement à pignon fixe et sans freins. Quand un nouveau venu me traitait de fou, il se trouvait toujours un ancien, un copain, pour le moucher.
Fous-lui la paix, il sait rouler.
De fait, même si en deux ou trois moments plus chauds il me fallut m’appuyer sur un copain pour m’arrêter plus court, jamais je ne suis tombé ni n’ai fait tomber quelqu'un. La piste ça s’apprend.
Claude Hirsch, notre très distingué ami collectionneur, qui passait par là de temps en temps, me disait qu’il ne parvenait pas à nous comprendre.
Vous avez l’air hagard tous, la bouche ouverte !
Quel plaisir trouvez-vous à pédaler ainsi ?
La camaraderie, le plaisir de retrouver les copains et de rouler ensemble. L’effort sur soi. Les endorphines naturelles produites par l’effort.


Quelques mois à peine avant l’achat de l’appartement du boulevard Exelmans, notre ami stomato avait pris sa retraite. Léger et svelte, il aimait marcher de la Porte Dauphine à la Porte d’Auteuil en traversant le bois de Boulogne.
Avant de repartir par le petit train d’Auteuil qui existait encore, il passait quelques fois dire un bref bonsoir, évoquer Georgette et Argenteuil, Bourg-la-Reine et Cherbourg. Ce que son passé et celui de Pygmalion avaient en commun.
Dont je ne connaissais pas les ressorts.

Au début des années quatre-vingts, souffrant des genoux, infiltré de cortisone, mon Pygmalion n’était plus tout à fait lucide. Il arrêtait le bus en se mettant au milieu de la rue et montrait sa carte d’ancien combattant pour justifier ses exigences. Il quittait la maison ou son studio de la rue George Sand en laissant la porte grand-ouverte.
Je le suivais à la trace, essayant de colmater les brèches. Posant un fermoir automatique ici, l’envoyant passer quelques jours chez certains couples amis, prenant l’avis d’autres, de notre ami stomato ou de son médecin traitant.
On arrêta la cortisone, mais trop tard.
J’organisai un voyage réparateur à Venise pour son anniversaire. La semaine passa entre inquiétudes sur sa santé et extases devant les ciels et reflets magiques.
Cette trêve ne pouvait durer.

Quelques mois plus tard j’eus un accident de moto. Ma seule chute à moto ou à vélo, à l’entraînement ou en course.
La vitesse, comme tous les motards ?
Pas du tout !
Le vingt février 1980, rue Jacob, à l’angle de la rue Bonaparte, roulant au pas. Comment une moto tombant sur un genou peut en briser l’articulation avec tant de conséquences définitives pour l’avenir ? Je perdis peu à peu le goût du vélo.
Remplacer ce temps devenu libre, côtoyer d’autres personnes. J’en suis encore à me demander comment on peut détruire à ce point une articulation majeure à l’arrêt ou presque, en recevant sur soi le seul poids de l'engin. Le hasard façonne de ces improbables coïncidences et porte-à-faux…




André eut à faire face à mon immobilisation. Il le fit calmement et courageusement malgré son âge et ses propres maux.
Quand ce fut possible, plusieurs mois plus tard, je repris le cours normal de nos rôles respectifs, aidé par un kiné qui habitait l’immeuble d’en face.
La première fois que je montai ses trois étages, à cloche-pied, avec mes béquilles, j’arrivai tremblant et en sueur devant sa porte.
Peu à peu un petit jeu s’instaura. Quand il m’entendait souffler et devinait que la douleur se faisait un peu trop forte, il m’envoyait « arrête de râler, p’tit con ! »
C’était amical et souverain.

Mon genou s’entêtait à une flexion de quatre-vingt-dix degrés. C’est suffisant pour marcher sur le plat, mais insuffisant partout ailleurs, notamment pour pédaler rond ou courir sans boiter.
Cinq opérations en tout, sur trois ans, cela donna à Henri, le kiné, et moi largement le temps de sympathiser. Pour compléter ses actes, nous allions tous les jours à la salle de sport voisine.
Tout en tirant sur mon genou, Henri, me racontait qu’il avait un fils naturel, Stani.
Tous deux faisaient de l’escalade dans les Dolomites, avec des amis. Le petit ne savait pas que son chef d’escalade était son propre père. C’est en copains qu’ils blaguaient. Stani ne portera jamais le nom de son vrai père.

A soixante-seize ans Henri se maria avec une dame à peine plus jeune que lui, qui l’aimait et attendait que la vie rende possible cette union promise depuis longtemps.
Moins de quatre années plus tard, skiant trop en altitude car en-dessous il y avait la foule des nouveaux amateurs de glisse, cela lui fut fatal.
Son épouse devina qui était dans la luge-brancard avant même que les sauveteurs qui la descendaient arrivent près d’elle.
Nous sommes restés fidèles à ce couple trop tôt défait, André et moi, et monsieur Duflos qui, discrètement mais assidûment gardait un œil sur la situation.

Essayer encore de pédaler.
Ta selle est trop haute, entendais-je désormais.
C’est que j’ai un genou qui ne plie pas assez.
Ah bon…
Déjà ceux qui avaient jeté cette remarque étaient loin devant qui auraient eu du mal à rester dans ma roue il y a quelques mois.
Bon courage, mon gars, interpellaient quelques-uns.
Ceux autour de qui je tournais quand je roulais à mon meilleur niveau, m’enrhumaient, maintenant.
Pas marrant de piocher quand on a bien roulé et qu’on s’attachait au style.
Même avec une manivelle plus courte d’un côté, et celle du plateau pour ne rien faciliter, non, ça ne tournait pas rond comme je l’aimais.
Dix-sept centimètres soixante-quinze à gauche, et quinze à droite. Comme les juniors et les filles de petite taille. Passe encore de pédaler carré autour de Longchamp, mais à la Cipale ou à Aulnay…
Sans genou valide, finie la piste. Finis les tours bien en ligne, souple, régulier, rapide, aussi élégant que possible à regarder pour les vieux cyclards installés dans les tribunes. Fini l’écho sur le goudron des boyaux pelure d’oignon gonflés à douze kilos et qui tintaient clair sous l’ongle de l’index. Finis les sprints, les échappées, les pelotons où on s’apostrophe. Les plongées depuis le haut des virages.
Avec les muscles, le souffle fout le camp.
Tout, quoi. Surtout le plaisir. Voire la fierté.
Pas rond le pédalage. Pas rond dans la tête.

André ne se remettait pas de l’épisode cortisone.
Nous prenions ensemble une partie des vacances d'été avec des amis du quartier d'Auteuil. La Baule, Pornichet. Lui qui ne savait pas nager chahutait dans les vagues grimaçant en jouant au pirate sortant des eaux !



Ravi d'être au bord de la mer il oubliait sa sagesse habituelle et dépassait ses limites.
J’ai vingt ans, j’ai vingt ans !
Son cœur ne résista plus très longtemps aux exercices déraisonnables qu’il lui imposait. Il finit par être hospitalisé.
Je peux lui apporter une veste d’intérieur et ses pantoufles ?
Embarrassée, l’infirmière, tout doucement :
Ce n’est pas la peine.
A trois heures du matin, téléphone de la clinique.
Une ambulance ramène mon ange gardien à la maison. Dans l’entrée les brancardiers font un boucan de tous les diables, frottant et cognant les portes dans le silence de la nuit noire.
A trente-cinq ans je suis effrayé par cet abîme qui vient de s’ouvrir et auquel je ne m’étais pas préparé, accaparé que j’étais à organiser notre vie. Sa vie.
J’attends encore deux heures interminables et appelle nos plus proches amis qui viennent aussitôt.
Ce n’est pas possible, André...

Au fil des mois notre ami médecin m’a vu partir à la dérive. Ses yeux gris-bleu s’assombrissaient dans les moments d’inquiétude ou de sévérité, entre les encouragements et des mimiques rigolotes pour m’amuser.
C’était du sérieux, mon amitié avec Pygmalion.
Lui aussi, ses amitiés avec Pygmalion et sa sœur.
Mais je ne le savais pas encore.

Dans le ventre de la baleine, Pinocchio est paumé sans Jiminy Cricket et sans son menuisier créateur. Mais on connaît la fin heureuse de l’histoire.
Dans le ventre de la baleine, l’architecte naval-cyclard est paumé lui aussi.
Mais il ne connait pas la fin de cette histoire-là !
Pas facile de trouver le goût d’attendre demain, et le lendemain du lendemain, en maintenant en soi l’espoir que ça aille mieux.
L’ami stomato me rappelle qu’il y avait de bons moments avec le groupe d’amis. Il y en aura d’autres. Il faut être calme et confiant. Il reconnaît qu’il n’était pas des plus présents hormis ses petits passages à la fin de ses marches lorsqu’il prenait le petit train d’Auteuil. Jamais aux repas de fêtes, ni aux dîners, ni aux vacances, ni aux anniversaires des amis.
Ni les dimanches.
Un ami-pointillés.

Pourtant l’après-midi c’était bien sympa de marcher tous les trois sous les arbres du côté de Bagatelle. Sympa surtout lui, car la marche, pour André et moi… De courtes promenades auraient amplement suffi. André lui rendait huit ans, quelques kilos et de l’arthrose. Et moi, un genou opéré, réopéré, qui attendait la cinquième intervention.
Dauphine-Auteuil, même avec des pauses sur les bancs, ce n’était plus ça.
L’ami Duflos aurait fait le tour de la Terre à pied, tant il aimait marcher depuis qu’il avait pris sa retraite. Et même avant quand, tout jeune, non loin d'Abbeville, il accompagnait son père dans ses tournées de percepteur ou ses longues promenades autour de Forges-les-Eaux, dans le bois de l’Epinay, autour des lacs créés sur le cours de l’Andelle.

Son âge avait incité mon Pygmalion à placer une tour à côté de moi.
Un cavalier est plus mobile. Il vire sec. Un fou c’est vif, ça va loin. Une tour, c’est plus solide et sûr quand on a besoin de s’appuyer.
Le roi, c’était lui, Pygmalion, mis échec et mat dans la partie qui s’achevait.
Le fou, c’était moi. Une tour, oui, ce serait bien.

Il me remettait en de bonnes mains mais laissait à sa place un vide brutal. Au terme de treize années il avait achevé de placer près de moi une  icône apotropaïque.



Je n’ai pris conscience de son dessein que trois mois après la mise mat de mon Pygmalion. 
Alors que je sombrais, notre ami amateur de marche me tendit la main et donna le coup de rein qui fait remonter à la surface.

Beaucoup plus tard un des plus anciens et fidèles amis de Pygmalion m’apprit qu’il l’avait gravement menacé, s’il n’assumait pas ses responsabilités.



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