dimanche 23 octobre 2016

4. Paris.


PARIS. 


1968-1981

Je n'avais pas vingt ans.
J'étais au début de mes études à l'école Claude Bernard, à Paris, dans un beau quartier où j’avais débarqué peu avant, frais sorti de ma Bretagne natale.
Si la rivière suivait son cours normal, trois années d'études m'attendaient avant de devenir professeur d'arts plastiques, la carrière, les vacances et tout et tout...
Le monumental lycée Claude Bernard, bâti sur le tracé des anciennes fortif's comme d'autres écoles et terrains de sport, accueillait nos classes sous les belles verrières de l'aile nommée l'Arioste. Aile opposée à l'entrée, un peu plus basse que les trois autres côtés de ce vaste carré.




Pas de doute, nous sommes bien là pour la chose artistique. Le nom de l'auteur de l’Orlando Furioso est là pour nous le rappeler si nous allions l'oublier. A quelques jeunes enjambées de là, nous, les provinciaux, étions internes dans un vaste dortoir du lycée Jean-Baptiste Say.
Bien différent de Claude Bernard, Claude Bé pour les intimes, Jean Bat' derrière ses grilles à l'ancienne, est un ancien établissement du vieil Auteuil qui fut un village avant de se faire manger par Paris. Vastes espaces, couloirs aux mille recoins, grands et vieux arbres. Architecture basse, blanche, ornée, étalée. Tout d'un noble domaine donnant sur la charmante petite place d'Auteuil où s'élève l'église paroissiale du même style que la basilique du Sacré-Coeur de Montmartre.
Auteuil a gardé son charme de village qui rassure et met à l'aise.



Je devais être l'un des plus jeunes. En tout cas l'un des moins expérimentés, directement sorti des cours de dessin du lycée. Les Parisiens, et plusieurs provinciaux avaient fait une, deux ou trois années de préparation dans les ateliers réputés de Montparnasse. Ils avaient appris à maîtriser plusieurs techniques de peinture, sculpture, déco, dont j'ignorais jusqu'à l'existence. Je dessinais du mieux que je pouvais, non sans une certaine naïveté. Spontanéité. Certains savaient déjà s'exprimer par le dessin ou la peinture. C'est tout différent. J'étais un écolier venu là pour préparer ses certificats de licence dans le but d'enseigner. Ils me paraissaient être des artistes. Parfois la naïveté a du bon. Comme je me sentais assez décalé, et parce que je manquais de confiance en moi, je gardais "mon expressivité" pour le dehors, une fois les cours terminés. Foin de Cézanne, je préférais le Pop Art', le Psychédéliqu'Art...
Quoi qu’il en soit, nous avions tous réussi au même concours national dont j'étais sorti treizième.
Rapidement je perdis mes kilos en trop.
J'entrais dans des jeans à la mode que je découvrais à Paris, et s'il m’arrivait de mettre le pantalon ou la veste du costume de communiant apporté de Bretagne, c'était en les détournant et dépareillant. Aux Puces de Saint-Ouen ou à Montparnasse, nous trouvions des habits pas chers. Chacun affirmaitt sa personnalité avec des accessoires des surplus de l'armée américaine ou toutes sortes de froufrous foufous. Foulards indiens-hippies, Clarks véritables ou imitations, vestes afghanes... Un jour je choisis une redingote militaire Napoléon III… par antimilitarisme.
J'avais trouvé ma voie.
Du moins celle du moment.

Les cours de Claude Bé, comme nous disions, étaient hautement réputés. Le niveau du concours national garantissait cette réputation.
Les enseignants étaient de haut niveau. Moins artistes que professeurs sauf quelques-uns. Nous avions des programmes, des leçons, en quelque sorte des devoirs. Histoire de l'art, dessin, peinture, modelage, déco, étaient le corps principal de nos études. En histoire de l'art, les cathédrales, l'Egypte, l'école française du XIXe s. En sciences annexes, l'anatomie, la perspective, l'optique. On ne comprend et dessine bien la structure et les détails d'un personnage vêtu qu'en l'imaginant nu. Pour bien le concevoir nu, même sans modèle face à soi, il faut de bonnes notions d'anatomie. Notre formation était celle de la première année de médecine pour l'ostéologie et les couches superficielle et moyenne de myologie. De même, on ne dessine bien les objets et les bâtiments que si on sait construire une perspective, ombres incluses, et si non a des notions d'architecture. L’optique explique les reflets, les déformations. La déco incluait la création d’affiches, le design.
Tout avait une raison d’être. Chaque matière complétait les autres.



L'enseignement que nous recevions nous faisait avancer de façon que chacun exprime sa personnalité de la meilleure façon possible. Le but n'était pas de faire de nous des artistes. L'expression l'aurait emporté sur la connaissance des techniques. Cet aspect n'était cependant pas exclu. Mais c'était plutôt le rôle des Beaux-Arts. Nous étions destinés à constituer un corps de pédagogues en Arts-Plastiques dans les lycées et d'enseignement supérieur. C'est pourquoi notre niveau technique devait être plus élevé que celui des professeurs de lycées qui nous avaient enseigné jusqu'au bac. Nous n'étions pas destinés à apprendre aux collégiens à dessiner des pots de fleur, l'un debout et l'autre couché. Nous devions accompagner des jeunes préparant eux-mêmes une option arts plastiques du bac et, au-delà, offrir à la jeunesse des notions artistiques et d'histoire de l'art bien plus utiles qu’on le croit au sein d’une société dynamique créative.



Je me sentais proche des frondeurs à l'esprit artiste plus que fonctionnaire.
En perspective, plutôt que soigner l'exactitude d'une projection, j'ajoutais des personnages ou créais des reflets secondaires.
Notre prof de peinture, ne jurant que par les nuances d'un Bazaine, n'avait que taquineries pour ma manière brute de fonderie.
Hmmm, il fait son petit Vlaminck, hein…
Au lieu de dessiner une nature morte conventionnelle, avec des copains, nous avons monté au deuxième étage, une moto abandonnée sur un trottoir voisin. Pas pour faire les clowns ou compenser quelque absence de qualité de nos dessins. Bien au contraire, nous étions désireux de soigner le détail et la difficulté d'un tel ensemble mécanique ne nous échappait pas. Un temps d'épreuve plus long nous aurait donné l'envie de pousser jusqu'à l’hyperréalisme…
J'attaquai à la plume, tout repentir étant impossible.
La plaisir était au bout de l’épreuve.
En arts plastiques, mes phares étaient Derain, Vlaminck, Dali et les Surréalistes. Je préférais les couleurs de terre rassurantes aux crudités du Fauvisme. A l'opposé, le Psychédélique apportait le même plaisir iconoclaste que l'Optical'Art et sans avoir touché à l'acide pas plus qu'à certaines herbes ou champignons, le jeu des courbes enroulées et des couleurs pures qui perturbent l'oeil me plaisait. Plus tard, au fil des études je me suis ouvert à l'école américaine du Pop Art, à Klein, Raysse.
Chacun avait ses préférences et ses jardins secrets.
Le lycée voisin La Fontaine abritait les étudiants en musique. Nous sentions des analogies dans la qualité du niveau, mais, bien sûr, de grandes différences dans l'expression. L'expression silencieuse, éventuellement introspective, de l'art plastique. L'expression, immédiatement extériorisée de l'art musical, partagé entre amis ou avec un public. Sachant que pour les deux modes d'expression l'inspiration peut venir d'une introspection...
Mes expériences vers le sexe dit faible n'étaient pas plus abouties qu'en Bretagne. Nous étions là pour travailler. Au bout du chemin il y avait des examens à réussir, un métier à exercer. On verrait bien à ce moment-là, situation et logement stabilisés. Chantal, ma meilleure amie, faisait la navette entre Paris et l'Aisne où elle passait ses weekends en famille. Privilège des parisiens et des natifs des départements proches de Paris. Dans la promotion suivante une petite Agnès et moi fîmes un petit bout de chemin avant que notre promo quitte les lieux.
L'internat avait l'avantage de créer un noyau amical. Outre partage l'apprendre, nous partagions le dormir et le manger. A midi nous déjeunions dans le réfectoire de Claude Bé. Mais le soir nous choisissions de nous débrouiller par nous-mêmes. Peu fortunés, l'un achetait un litre de rouge, un autre du pain, un autre un camembert. Et nous nous réunissions dans une salle de classe, vide après les cours, pour échanger idées et points de vue. Nous venions de tous les départements, ou presque. Narbonne, Aix-en-Provence, Bayonne, Bordeaux, Tours, Rennes, Orléans, Lille, Besançon, Brest. Nous partagions nos expériences aussi différentes que nos provenances. Il pouvait y avoir quelques divergences de vue ou des rivalités. Aussi des susceptibilités. Quelques moqueries à propos d'accents régionaux plus prononcés.


Certains étaient fiancés. Quelques-uns même mariés.
Ne dépendant pas de l'administration de Jean Bat', nous nous sentions assez libres. Voire dissipés.
Il arriva qu'on nous rappelle à l'ordre. C'est que ça fait du bruit, une bataille de polochons, un peu tard le soir...
Les classes d’arts plastiques déménagèrent quelques années plus tard.
Si durant la première année les garçons étaient internes à Jean-Baptiste Say, les filles avaient leur internat dans un ancien petit hôtel particulier conçu par l'architecte Hector Guimard dans son style Art Nouveau… que nous baptisions Style Nouille sans méchanceté. La discipline y était plus étroitement appliquée.
Nous filions apprendre dans les musées et dessiner dans les parcs, les jardins et en bord de Seine. Nous formions des groupes, par affinité et abattions des kilomètres à pied, depuis le XVIe arrondissement jusqu'au Quartier Latin, longeant et traversant la Seine. Nous finissions par nous sentir chez nous dans le métro comme à travers la circulation de Paris.
Il vaut mieux être jeune pour arpenter Paris, mais il faut du temps pour se former l'œil et sentir les nuances de roses et d’or des ciels matinaux, les ocres et les gris de la Seine, les bleus des toits de zinc. Paris offre des festivals de couleurs à qui sait les voir et les ressentir. Des jardins les mieux fleuris aux chantiers de démolition, des attitudes des passants aux murs éventrés qui exhibent leurs vieilles peintures et leurs papiers peints défraîchis, tout est là, que nous cherchions, découvrions et dessinions. Crayon, plume, aquarelle, huile.
Il ne suffit pas de regarder.
Il faut apprendre à voir.
C’était aussi le but de nos études. Apprendre à voir. Puis transcrire par l'une des techniques graphiques.
Transmettre à nos futurs élèves le savoir regarder, voir, dessiner, peindre.
Une année d'internat suffisait au plus grand nombre, puis nous cherchions à louer une petite chambre de bonne, perchée en haut d'un immeuble des environs. C'était la chasse. Nous demandions des tuyaux à ceux des promos précédentes qui allaient quitter leur chambre, les études terminées pour eux. Puisque l'école était près d'Auteuil, c'est tout naturellement à proximité que nous prospections. Peu à peu nous quittions l'internat et nous répartissions les sixièmes ou huitièmes étages.
Aujourd'hui les administrations se croient obligés d'imposer mille normes de surface et de confort. A l'époque rien de tout cela ne nous préoccupait ! La plupart du temps les chambres étaient petites, sans ascenseur, eau et toilettes dans le couloir. Et nous y étions très heureux ! Il me semble qu'une vieille sagesse populaire dit que le mieux est parfois, voire souvent, l'ennemi du bien ! 
Qu’importent les éléments de... confort !
C'était la liberté associée au travail. Les soirées entre copains. Les voisins qui nous rappellent que les cloisons sont en papier et qu'ils travaillent tôt le lendemain matin, eux !
Après l'internat, les parents d'un copain d'études et les miens nous louèrent une chambre de 9m2 sous les toits d’un immeuble de Boulogne-Billancourt mais à deux pas de l’école. Elle donnait sur une belle propriété plantée de grands marronniers aux fleurs roses.  Des parfums sucrés nous parvenaient d'une chocolaterie Van Houten.
Toilettes et eau froide sur le palier. Concierge-gendarme au pied de l'escalier... qu'on apprend assez vite à esquiver.
Deux garçons dans 9m2… Il est arrivé que les voisins n'apprécient pas les moments de chahuts, les bavardages tardifs et les fous-rires !
Je finis par atterrir dans un 7m2 au huitième étage dans une rue donnant au bas de l'avenue Mozart. La courte et courbe rue du Capitaine Olchanski, si étroite qu'elle semblait mettre à portée de main les voisins d'en face. Du soleil autant que j'en voulais.
Le huitième étage de l'immeuble en face n'était pas habité par des jeunes gens, des étudiants, mais par un couple âgé.
Le monsieur, vite essoufflé ne pouvait plus descendre qu'à l'étage en-dessous du sien où un balcon sur cour lui permettait de prendre un peu d'air et de soleil.
Nous bavardions d'une fenêtre à l’autre. Sans jamais aborder des sujets trop profonds car presque toute la rue aurait entendu et pu participer à nos propos. Ouvrier toute sa vie, usé, il avait fini par emménager dans ce studio bon marché, haut perché, sans confort. L'âge venant, le cœur malade, le souffle court, il avait peu à peu dû limiter ses déplacements jusqu'à être réduit à son seul étage. Son épouse, plus jeune et en meilleure santé, descendait encore faire les courses et remontait son cabas avec peine. Emménageant là encore ingambes, vaillants et optimistes, ils espéraient qu'un jour leur situation s'améliorerait et leur permettrait de se loger plus confortablement et moins haut, laissant entrevoir un plus doux avenir.
L'avenir…

LA LETTRE...

Quelque jour, je me sentis de plus en plus mal en point. Je faiblissais et manquais l'école. Chantal, ma meilleure amie et d'autres copains s'inquiétèrent et montèrent. L'époque des téléphones portables n'était pas inventée... Je pus à peine leur ouvrir et il fut décidé de m'expédier à l’hôpital. On diagnostiqua des points d'ulcération de l'estomac et leurs séquelles. Un traitement vigoureux améliora vite mon état. C'est chouette d'être jeune.
Mais ce fut l'occasion de prendre conscience que nous ne sommes pas en inox.
Ce fut aussi l'occasion de me rappeler ce petit papier que ma grand-mère m’avait remis.
L'adresse était celle d’un immeuble… à quelques centaines de mètres de là, dans une rue donnant elle aussi avenue Mozart !
Je fus pris, comme l'âne de Buridan, de deux envies égales mais opposées !
L'une était de prendre ce contact si proche et mystérieux à la fois. L'autre était que je ne souhaitais pas m'attacher un fil à la patte ou me placer "sous surveillance". Ce contact lié à ma grand-mère me conduirait peut-être à être fautif vis à vis de mes parents ? La décision n'allait-elle pas conditionner l'avenir au détriment de mes goûts et de mon choix de vie ?
Je commençai par aller voir l'immeuble.
Examen sans intérêt. C'était une maison modeste qui ne m'apprenait rien. Et à quel étage ? Je n’osai pas entrer car je serais tombé sur la concierge, et qui a connu les gardiennes de cette époque aurait, comme moi, réfléchi à plusieurs fois. Serré dans mon caban bleu marine et coiffé d'un bonnet de même couleur, je me disais que je devais pour le moins avoir l'apparence d'un espion venu de l’Est.
Alors, éviter de se faire trop remarquer.
Comment faire ?
Le plus simplement du monde quand l'époque n'a pas encore démocratisé le fax, le courriel, le téléphone portable, et que, bien entendu, on n'a pas le téléphone fixe dans sa chambre de bonne : écrire !
Ce que je fis.
J'avais avancé le premier pas vers un singulier bouleversement, mais dont le point culminant ne devait apparaître qu'une quinzaine d’années plus tard.
Une semaine environ après avoir posté ma lettre dans le bureau de Poste de la rue Poussin, je reçus la réponse.
Une belle écriture, à la fois moderne et classique, sur un feuillet prévu pour être plié en deux et collé sur lui-même. Je n’avais jamais vu si simple et élégante façon. Rien à voir avec ma banale enveloppe en papier mince et ordinaire achetée au Prisunic d'Auteuil.
Rendez-vous m'étais proposé Porte d'Auteuil pour la semaine suivante. Un joli numéro de téléphone, Jasmin 57 14, m'était donné avec prière d'appeler pour confirmer.
Je me rendis à la Poste et appelai.
Un monsieur à l'accent bien parisien, dont la voix me paraissant âgée mais ferme et à l'aise me répondit. Très bref échange. Rendez-vous confirmé.
La semaine me parut longue. Je me posais mille questions sans plus de réponse aux unes qu'aux autres. Je ne m'ouvris ni aux copains ni à ma meilleure amie, de cette initiative. Presque tous les copains avaient des correspondants à Paris. Moi-même avais des oncle et tante de Clamart que j’allais visiter de temps à autre. Pas de quoi fouetter un chat, si ce n’était la demande de ma grand-mère de garder secret ce contact.
On verrait bien.
Mais inquiet quand même…

NOVEMBRE. 

1968. Un 20 novembre brumeux, humide et doux, en fin d'après-midi. Je suis arrivé en avance et je commence à ressentir le froid de l'air et l'humidité du banc. J'ai enfilé mon caban bleu foncé et chaussé mon bonnet, façon loup de mer qui ne se rend pas compte de l'effet que ça peut produire…
Je me demande un peu pourquoi, alors que nous étions voisins, il avait préféré que nous nous parlions Porte d'Auteuil, sur un banc.
Plus tard il m'en donnera la raison. La cause en était mon jeune âge et l'incertitude qu'il avait quant au fond de ma demande et de mes intentions.
De lui, entre un feutre mou bas sur les yeux, un cache-nez noué haut sur le col d'un manteau râpé, marron, trop long pour lui, n'émerge en clair qu'un bout de frimousse dans une frêle silhouette sombre qui s'approche à petits pas raides, les mains enfoncées dans les poches.



Il est plutôt petit, d'apparence si fragile que je suis saisi par la crainte de lui paraître désagréable et que la conversation tourne court.
Tu es Gilbert, n'est-ce pas. Tu m’as téléphoné…
Je réponds avec une timidité que j'entends et qui m'étonne moi-même. Il n'y a pratiquement que nous sur la place et je n'ai pas cessé de le regarder s'approcher dans le jour qui décline. J'ai l'attitude évidente de quelqu'un qui attend une personne et observe chaque passant. Il ne pouvait guère se tromper.
A moins que j'aie vraiment l'air du jeunot provincial que je suis ? Gagné, c’est ça. Je sors de ma province, et j’en ai l'air, ça se voit. Peut-être même que je sens la naphtaline des gens qui font la chasse aux mites.
Dans mon accoutrement marinesque bleu foncé je ressemble à quoi, à ses yeux ? J'ai perdu du poids mais mon visage reste lisse et rose comme un fruit pas mûr. Pas fini, le garçon…
Il s'assied et après quelques propos apéritifs me demande ce qui m'arrive et m'a conduit à lui écrire.
Je lui redis les termes de ma petite lettre d'il y a quelques jours. Bon, ainsi il a au moins la confirmation que c’est bien moi qui lui ai écrit. Je lui expliquais déjà dans ma lettre que c'était de la part de ma grand-mère.
En Bretagne, à Brest. Vous voyez ?
Hmm…
Il me questionne. Il sonde ma candeur, peut-être, et fait le tour de ma personnalité. Mieux vaut laisser l'initiative à une personne d’âge et d'expérience plutôt qu'énoncer d'inutiles platitudes... De l'expérience, il en a. Et l'assurance. Je lui explique à grands traits les raisons de mon souhait le rencontrer. Je m'en remets au destin et à ce petit bonhomme. Il fera le tri lui-même…
Répondant à ses questions, je lui raconte mes études à Brest avant de venir à Paris. Claude Bé. Enfin, ce qu'il souhaite en connaître. Il me demande comment se passent nos journées d’étudiants, le but de mes études. Mes fréquentations limitées aux camarades de promo. L'internat, la chambre de bonne, mon souci de santé. Remontant le temps il montre qu'il est au courant du Viet Nam. Il se questionne sur la façon dont j'ai ressenti cette période. Les filles ? Bon, sagement, donc. Pas de bêtise pendant les études, hein. Il ne faudrait pas que... J'ai dû lui paraître quelque peu immature mais bien raisonnable car il me souhaite une sorte de bienvenue qui augure plutôt bien de l'avenir.
Il commence à faire sombre et frais.
Il se lève, me dit qu'il rentre chez lui. Je décline l'offre d'un verre au café du coin mais lui demande si je peux faire route avec lui puisque nous allons dans la même direction.
A son rythme, nous nous mettons en chemin par la rue d'Auteuil en bavardant. Je brûle de mieux le connaitre. Arrivés au niveau de ma rue, il me tend la main. Je lui demande si nous pouvons continuer jusqu'à l’angle de sa rue.
Nous remontons tranquillement l'avenue Mozart. Encore bavardant. A ses questions pertinentes sur mes goûts artistiques, en objets anciens, je perçois une large culture. Tant mieux, voilà un point commun.
Il me donne une partie du lien entre lui et ma bretonnitude. Le lien passe par sa sœur, plus âgée que lui, qui réside à Argenteuil.
Ah bon, je ne connais pas Argenteuil.
Il s’en serait douté. A part le hasard, ça commence les platitudes.
Nous arrivons trop tôt à l’angle de la rue George Sand. Il me tend la main. Il a craint que je lui demande de l'argent et que j'aie fait une bêtise avec une fille car, depuis mai 68... Il est rassuré. Au fond je voulais juste faire la connaissance d'une personne de confiance. Oui, c'est ça... Cette fois nous nous disons au-revoir et nous quittons.
Il me mettra un mot chez ma concierge.

Je n'avais pas imaginé rencontrer une personne si structurée et si différente de moi par la culture, l'âge et la fermeté, mais si disponible et attentive.
Je commence, déjà, à nourrir l'espoir que mon correspondant devienne un ami de bon conseil. Impatient, je me dis qu'il repassera peut-être par là en se promenant. Le lendemain je retourne porte d'Auteuil en milieu d'après-midi, à peine les cours terminés, plus tôt que la veille.




J'ai mon carnet de croquis comme lors de nos sorties habituelles en quête du motif intéressant à dessiner. Il y a mille choses à dessiner Porte d'Auteuil. S'il ne passe pas aujourd'hui, je n'aurai pas perdu mon temps et croqué quelque chose. La fontaine, pourquoi pas. Et s'il ne passe pas aujourd'hui, ce sera peut-être un jour prochain. Si l'emploi du temps est favorable, je reviendrai.
A peine arrivé Porte d'Auteuil par la rue Poussin et traversé le boulevard des maréchaux, surprise, je l'aperçois de l'autre côté, près des portes du champ de course. Il bavarde avec une dame. Je m'avance encore un peu, lentement. Et un peu plus. Je vais finir par arriver trop près d'eux et paraître indiscret... Il m'aperçoit et interrompt net sa conversation, salue la dame en soulevant son chapeau et se dirige droit vers moi.
Il n'y aura pas de mot chez ma concierge...
Quel changement d'attitude ! J'en suis le premier étonné. Rien à voir avec la circonspection de la veille. Il est souriant, volubile et ses yeux bleus qui, hier, m'avaient parus perçants, voire inquisiteurs, se sont comme illuminés. Il ne semble pas mécontent de ma présence et m'entraîne vers la rue d'Auteuil.
Il était retraité et moi étudiant. Il était comme un poisson dans l'eau à Paris, et moi bien hésitant. Il était expérimenté, sûr de lui et cultivé, moi tartiné d'une bonne couche de naïveté. Il avait vécu le succès puis la chute, la frivolité puis la maladie, la fortune puis l'impécuniosité. Il avait aidé et connu la réciprocité mais aussi l'ingratitude. Il savait juger les gens et les situations. Il ne lui fallait pas très longtemps pour ce faire. Je n'étais pas une mauvaise pâte et plein de bonne volonté. Il allait me faire avancer.
La suite ?
Je la lui laissai façonner.
Il la conduisit et construisit avec sagesse. En perspicace observateur de mes progrès comme de mes reculs, voire de mes effondrements. Il aura souvent un regard amusé voyant le jeune chien fou courant en tous sens autour de ce rassurant point fixe. Sa maîtrise et la diversité de son répertoire eurent tôt fait de clore le bec de mon impétueuse incompétence. Il savait laisser faire, pour voir, et rectifier fermement si la trajectoire l'agaçait, le décevait ou l'inquiétait. Il prévenait, mais si malgré ses conseils je m'obstinais dans une mauvaise voie, sans élever le ton, il faisait la démonstration de mon erreur de façon que cela serve de leçon.
Je lui facilitais néanmoins la tâche, gourmand d'apprendre, pas sot et plutôt adroit, je me montrais bon élève. En maints domaines je rétrocédai à mon maître de bons retours sur ses investissements.
A mes côtés dans les meilleurs et les pires moments, sa sœur et lui éclairèrent et donnèrent un sens à mon chemin. Ils surent assez vite distinguer que je n'avançais pas sans une idée du but que je souhaitais. Timoré quant à prendre l'initiative et par manque de confiance en moi, j'ai limité mes chances alors qu'ils m'avaient présenté à de très bénéfiques relations.
Faute que ma famille m'ait aidé à ouvrir les portes de l'âge adulte, ils m'y ont fait entrer par la fenêtre.
De mon côté, ma jeunesse leur fut utile en de mauvaises circonstances.
Ils m’eussent souhaité plus indépendant. J'étais du bois tendre. Mon manque d'affection me rendait dépendant, fragile, susceptible. Ils n'y purent pas grand-chose. Une vie ne peut pas n'être qu’une succession d'épisodes que rien ne relie fors le hasard et le temps qui passe. Confiant naïvement que ce confort serait éternel, je m'appuyai sur leur maturité, et renvoyai à plus tard de m'occuper de la mienne !
Un demi-siècle séparait leur sagesse de mon ardeur.
Treize ans durant ces guides me conduisirent avec bienveillance vers un destin qu'ils  connaissaient dès le premier jour et que je n'eus jamais osé imaginer.

Au terme de ces treize années ils placèrent une icône apotropaïque au-dessus de moi.
"Au-dessus de moi" sera bien le mot...



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